Dans Léviathan,
le réalisateur Russe Andreï Zviaguintsev filme la déliquescence de
son pays, où la corruption, l'alcool et le sang en sont devenus les
nouveaux symboles.
Nord de la Russie, au
bord de la mer de Barents. Kolia est garagiste dans une toute petite
ville. Il est marié à Lylia et a un fils, Roma, né d'un premier
mariage. Il est installé sur un terrain que le maire, Vadim
Cheleviat, aimerait s'approprier. Mais Kolia refuse de partir. Le ton
monte entre les deux hommes, à tel point que tout dialogue est
devenu impossible entre eux. La violence devient alors tout autant
leur mode de pression que leur unique façon de lutter pour la
possession des lieux...
Plongée dans le
pathétique
Le film débute tout à
la fois de façon tendue et burlesque : deux hommes saouls se
disputent violemment. D'un côté, Kolia, modeste garagiste d'un
village tout aussi modeste. Marié (deux fois), il n'aspire qu'à la
tranquillité et n'a qu'un défaut, celui d'être installé sur un
terrain convoité par le maire. De l'autre côté, donc, l'édile,
qui n'a qu'une envie, celle de récupérer ledit terrain, quitte à
employer tous les moyens à sa disposition, légaux ou non. Mais pour
l'heure, le duel des ivrognes ne se limite qu'à des invectives, des
menaces. Dès les premières minutes, on est plongé dans le
pathétique avec des héros avinés qui symbolisent bien une Russie
shootée à la Vodka et dont l'impuissance des mots est remplacé par
la puissance des armes. Ce n'est pas à qui aura les meilleurs
arguments pour trouver un terrain d'entente en cas de litige, mais à
celui qui aura les plus gros moyens pour faire plier l'autre. Il ne
peut y avoir qu'un gagnant.
Kolia pense pouvoir
gagner sur le plan juridique. Pour ce faire, il décide de faire
appel à un ami avocat, Dmitri, qu'il connaît depuis l'armée et qui
monte un dossier accablant pour le maire, Vadim Cheleviat. Ce qu'il
ne pouvait deviner, c'est que sa femme, Lylia, tomberait amoureuse de
lui. La souffrance s’immisce ainsi jusqu'à l'intérieur même du
couple. Rien n'est épargné à Kolia. Le garagiste continuera malgré
tout à aimer Lylia et à lui faire confiance. Mais il ne pourra
rien, c'est le destin, car le maire a tous les pouvoirs avec lui :
celui de l'argent – son projet immobilier sur le terrain se promet
d'ores et déjà très lucratif – et celui de la religion, car les
popes mesurent également leurs intérêts. Ce mélange détonnant de
politique, de foi et de profit ont un point commun, celui de la
puissance, dénominateur convergent d'un pays dont la corruption à
tout les étages ne semble être que la seule règle, la seule loi
qui les guide.
Regard sans concession
Avec Léviathan,
le réalisateur russe Andreï Zviaguintsev dénonce sans
aucune réserve et avec force les dérives auxquelles son pays est
soumis. Son regard est sans concession, sa caméra et son histoire
sans issue. Il ne peut y avoir d'échappatoire, et le cynisme sans
borne de certains de ses personnages montre jusqu'à quel point la
corruption peut gangrener une nation, tel un cancer. Une nation
peuplée d'Hommes qui se sentent prisonniers de leurs propres
frontières et ne parviennent pas à voir au-delà. Mais ces
barrières sont aussi intérieures : face à la peur et à la perte
de confiance, ils soumettent leur pouvoir de décision à plus fort
qu'eux, à des dirigeants chargés d'avoir une vision à long terme,
alors que dans le même temps le court terme est leur quotidien. Ils
sont lucides, mais veulent quand même y croire. Mais en quoi – ou
en qui – croire ? L'individualisme et le manque de perspectives
empêchent la Russie d'avancer.
Toutefois si la critique
touche juste, elle manque parfois un peu de mordant. La faute
peut-être à des personnages un peu trop manichéens. Le maire Vadim
Cheleviat, par exemple, est un parfait pourri dont le noir est trop
appuyé, trop souligné par rapport au blanc. D'ailleurs, tout le
film est sombre, asphyxiant. Si l'effet voulu est réussi, l'absence
de lumière, de légèreté rend le film parfois un peu difficile et
paraît un peu long, surtout dans la seconde partie. Son manque de
recul empêche son propos de prendre une dimension autre que celle
qu'il montre. Il impose sa vision très personnelle, et même s'il
maîtrise son sujet, son film reste orageux, sans perspective
d'apercevoir l'horizon. Cette ambiance un peu pesante ne doit
toutefois pas faire oublier un vrai talent de cinéaste, qui pousse
jusqu'à l'extrême son propos et va au bout de son ambition. Celle
d'un petit bout de Russie qui se veut la critique de son pays et de
l'impasse vers lequel il se dirige.
D'une créature
mythologique, Andreï Zviaguintsev prend le nom pour en faire un film
réaliste et cru. Léviathan raconte une histoire russe, un
présent violent où la mort semble être la seule échappatoire
possible. Un quotidien où l'argent et l'alcool guide les gens, et où
la lente déshumanisation détruit les personnages un par un. Une
œuvre où la naïveté est absente, autant qu'un
cri d'amour d'un réalisateur qui place dans sa caméra une image
d'espoir en de meilleurs lendemains, quitte à ce qu'il soit déçu.