jeudi 19 février 2015

Ne reste que la violence


Dans Léviathan, le réalisateur Russe Andreï Zviaguintsev filme la déliquescence de son pays, où la corruption, l'alcool et le sang en sont devenus les nouveaux symboles.





Nord de la Russie, au bord de la mer de Barents. Kolia est garagiste dans une toute petite ville. Il est marié à Lylia et a un fils, Roma, né d'un premier mariage. Il est installé sur un terrain que le maire, Vadim Cheleviat, aimerait s'approprier. Mais Kolia refuse de partir. Le ton monte entre les deux hommes, à tel point que tout dialogue est devenu impossible entre eux. La violence devient alors tout autant leur mode de pression que leur unique façon de lutter pour la possession des lieux...

Plongée dans le pathétique

Le film débute tout à la fois de façon tendue et burlesque : deux hommes saouls se disputent violemment. D'un côté, Kolia, modeste garagiste d'un village tout aussi modeste. Marié (deux fois), il n'aspire qu'à la tranquillité et n'a qu'un défaut, celui d'être installé sur un terrain convoité par le maire. De l'autre côté, donc, l'édile, qui n'a qu'une envie, celle de récupérer ledit terrain, quitte à employer tous les moyens à sa disposition, légaux ou non. Mais pour l'heure, le duel des ivrognes ne se limite qu'à des invectives, des menaces. Dès les premières minutes, on est plongé dans le pathétique avec des héros avinés qui symbolisent bien une Russie shootée à la Vodka et dont l'impuissance des mots est remplacé par la puissance des armes. Ce n'est pas à qui aura les meilleurs arguments pour trouver un terrain d'entente en cas de litige, mais à celui qui aura les plus gros moyens pour faire plier l'autre. Il ne peut y avoir qu'un gagnant.

Kolia pense pouvoir gagner sur le plan juridique. Pour ce faire, il décide de faire appel à un ami avocat, Dmitri, qu'il connaît depuis l'armée et qui monte un dossier accablant pour le maire, Vadim Cheleviat. Ce qu'il ne pouvait deviner, c'est que sa femme, Lylia, tomberait amoureuse de lui. La souffrance s’immisce ainsi jusqu'à l'intérieur même du couple. Rien n'est épargné à Kolia. Le garagiste continuera malgré tout à aimer Lylia et à lui faire confiance. Mais il ne pourra rien, c'est le destin, car le maire a tous les pouvoirs avec lui : celui de l'argent – son projet immobilier sur le terrain se promet d'ores et déjà très lucratif – et celui de la religion, car les popes mesurent également leurs intérêts. Ce mélange détonnant de politique, de foi et de profit ont un point commun, celui de la puissance, dénominateur convergent d'un pays dont la corruption à tout les étages ne semble être que la seule règle, la seule loi qui les guide.

Regard sans concession

Avec Léviathan, le réalisateur russe Andreï Zviaguintsev dénonce sans aucune réserve et avec force les dérives auxquelles son pays est soumis. Son regard est sans concession, sa caméra et son histoire sans issue. Il ne peut y avoir d'échappatoire, et le cynisme sans borne de certains de ses personnages montre jusqu'à quel point la corruption peut gangrener une nation, tel un cancer. Une nation peuplée d'Hommes qui se sentent prisonniers de leurs propres frontières et ne parviennent pas à voir au-delà. Mais ces barrières sont aussi intérieures : face à la peur et à la perte de confiance, ils soumettent leur pouvoir de décision à plus fort qu'eux, à des dirigeants chargés d'avoir une vision à long terme, alors que dans le même temps le court terme est leur quotidien. Ils sont lucides, mais veulent quand même y croire. Mais en quoi – ou en qui – croire ? L'individualisme et le manque de perspectives empêchent la Russie d'avancer.

Toutefois si la critique touche juste, elle manque parfois un peu de mordant. La faute peut-être à des personnages un peu trop manichéens. Le maire Vadim Cheleviat, par exemple, est un parfait pourri dont le noir est trop appuyé, trop souligné par rapport au blanc. D'ailleurs, tout le film est sombre, asphyxiant. Si l'effet voulu est réussi, l'absence de lumière, de légèreté rend le film parfois un peu difficile et paraît un peu long, surtout dans la seconde partie. Son manque de recul empêche son propos de prendre une dimension autre que celle qu'il montre. Il impose sa vision très personnelle, et même s'il maîtrise son sujet, son film reste orageux, sans perspective d'apercevoir l'horizon. Cette ambiance un peu pesante ne doit toutefois pas faire oublier un vrai talent de cinéaste, qui pousse jusqu'à l'extrême son propos et va au bout de son ambition. Celle d'un petit bout de Russie qui se veut la critique de son pays et de l'impasse vers lequel il se dirige.




D'une créature mythologique, Andreï Zviaguintsev prend le nom pour en faire un film réaliste et cru. Léviathan raconte une histoire russe, un présent violent où la mort semble être la seule échappatoire possible. Un quotidien où l'argent et l'alcool guide les gens, et où la lente déshumanisation détruit les personnages un par un. Une œuvre où la naïveté est absente, autant qu'un cri d'amour d'un réalisateur qui place dans sa caméra une image d'espoir en de meilleurs lendemains, quitte à ce qu'il soit déçu.