Portrait
d'un homme complexe et de ses démons, figure tout à la fois
médiatique et discrète d'une star de la mode, par le réalisateur
de L'Apollonide.
1967
– 1976. Dix ans dans la vie de Saint Laurent, couturier de génie,
son ascension, ses amours, ses principales figures d'inspiration, ses
contradictions, ses provocations. Mais aussi dix ans de rencontres
avec une époque folle dans laquelle naîtra quelques-unes de ses
plus importantes créations. Dix ans de paradoxale solitude, en quête
de rédemption et de réconciliation avec lui-même. Dix années de
tourbillons où sa figure intérieure et les apparences se croisent
et s'entrechoquent...
Biopic
labyrinthique
Le
film s'ouvre sur le dos d'un homme. « M. Swann », précise-t-il. Il
entre dans le hall d'un hôtel et demande une chambre. Une fois
installé, il passe un coup de fil, affirmant à son interlocuteur
être prêt à répondre à toutes les questions. Ce Monsieur Swann,
c'est Yves Saint Laurent. M. Swann, comme le célèbre personnage de
Proust dans La Recherche. Il n'a pas pris ce nom par hasard,
car il est un grand passionné de l'oeuvre. Quant à sa volonté de
répondre aux questions, l'autre personne au bout du fil, on pourrait
aisément imaginer qu'il s'agit du fil reliant le couturier au
spectateur, désireux de percer le « mystère » Saint Laurent. Mais
est-ce possible ? Et lui-même le veut-il ? Toute l’ambiguïté est
là, et Bertrand Bonello, en réalisant un biopic sur ce grand
couturier, semble nous en faire la promesse tout en le respectant,
mais n'omettant pas au passage de bousculer l'homme. Il nous plonge
ainsi dans les méandres de son cerveau.
Et,
comme dans un cerveau, il ouvre des tiroirs et les vide devant nous,
reconstituant ce qui y est rangé de manière fractionnaire. Le film
ne débute pas en 1967 et ne s'achève pas en 1976. Les périodes
sont mélangées, présentées de manière disparates, mais pourtant
enchâssés de façon cohérente. Le tout formant un puzzle qu'il
tient au spectateur de reconstituer. Le réalisateur de cette manière
nous dévoile son personnage (au sens figuré comme au propre, avec
la scène de la fameuse séance photo où le couturier pose nu). Mais
avec un biopic aussi labyrinthique, il respecte son mystère, nous le
rend proche tout en maintenant une distance accrocheuse pour le
spectateur, qui finalement reconstitue les morceaux chacun à sa
manière, se faisant son propre film, donc sa propre opinion sur
Saint Laurent. Ainsi, Bertrand Bonello ne juge pas son sujet, il
s'attache juste via les bornes temporelles à le contextualiser dans
son époque.
Le
cœur de l'homme
Car
Saint Laurent est à certains égards un film historique, une
histoire vu au travers d'un témoin d'une époque qu'il a vécu, et
même très bien vécu, jusqu'à l'excès. Les années 60 et 70. Les
derniers feux des Trente glorieuses. Le couturier sortait beaucoup et goûtait à l'occasion aux diverses drogues qui passait sous son nez.
Cette période de folie, il l'a marqué de ses diverses créations
rendant hommage aux femmes, et notamment à sa mère, lui
l'homosexuel tombé sous le charme de Jacques de Bascher, un dandy
réputé du milieu gay parisien. Pourtant, ce créateur très
entouré, très sollicité, était en même temps très seul. Il
traînait avec lui une mélancolie dont il ne se débarrassera jamais
vraiment. Cette dualité entre ce qu'il montrait et ce qu'il était
le rongeait en permanence. Mais son caractère était contrebalancé
par celui de Pierre Bergé, son amant et point d'équilibre avec qui
il formait l'un des couples les plus en vu de cette période, et qui
l'accompagne durant toute son ascension.
Trois
ans après L'Apollonide, qui se déroulait au début du XXe
siècle, Bertrand Bonello filme avec nostalgie une époque révolue
et perdue. Une époque colorée, y compris dans les tons pastels qui
teinte son film. Un homme de mode dans un Paris hors modes. Il
formule des hypothèses à propos d'un personnage qui suscite encore
bien des interrogations, via le montage en forme de patchwork. Un
film labyrinthique, qui se rapproche peu à peu du cœur de l'homme.
Malgré un côté un peu « lounge » de la réalisation qui ralentit
le rythme du film, et qui manque de faire décrocher le spectateur
par moments, le réalisateur du Pornographe met parfaitement
en lumière ses acteurs, Gaspard Ulliel en tête, impeccable Saint
Laurent. Et, au-delà, filme une « Success-Story » par celui qui la
vit, un homme en parfaite adéquation avec son milieu et son temps,
jusqu'à l'effacement progressif de l'humain derrière la marque.
Bertrand
Bonello dresse le portrait de « son » Saint Laurent dans ce biopic
très personnel, où les parts d'ombre du couturier le dispute aux
couleurs éclatantes d'une France encore très fêtarde et
insouciante des années 70. En bornant son film à la période de son
ascension, il fait une photographie d'un homme torturé et seul en
quête d'apaisement, alors qu'il est happé par le vent du succès.
Le réalisateur montre en creux un homme en quête de fuites, mais
sans cesse rattrapé par lui-même.