mardi 31 mars 2015

Bonello déshabille Saint Laurent


Portrait d'un homme complexe et de ses démons, figure tout à la fois médiatique et discrète d'une star de la mode, par le réalisateur de L'Apollonide.




1967 – 1976. Dix ans dans la vie de Saint Laurent, couturier de génie, son ascension, ses amours, ses principales figures d'inspiration, ses contradictions, ses provocations. Mais aussi dix ans de rencontres avec une époque folle dans laquelle naîtra quelques-unes de ses plus importantes créations. Dix ans de paradoxale solitude, en quête de rédemption et de réconciliation avec lui-même. Dix années de tourbillons où sa figure intérieure et les apparences se croisent et s'entrechoquent...

Biopic labyrinthique

Le film s'ouvre sur le dos d'un homme. « M. Swann », précise-t-il. Il entre dans le hall d'un hôtel et demande une chambre. Une fois installé, il passe un coup de fil, affirmant à son interlocuteur être prêt à répondre à toutes les questions. Ce Monsieur Swann, c'est Yves Saint Laurent. M. Swann, comme le célèbre personnage de Proust dans La Recherche. Il n'a pas pris ce nom par hasard, car il est un grand passionné de l'oeuvre. Quant à sa volonté de répondre aux questions, l'autre personne au bout du fil, on pourrait aisément imaginer qu'il s'agit du fil reliant le couturier au spectateur, désireux de percer le « mystère » Saint Laurent. Mais est-ce possible ? Et lui-même le veut-il ? Toute l’ambiguïté est là, et Bertrand Bonello, en réalisant un biopic sur ce grand couturier, semble nous en faire la promesse tout en le respectant, mais n'omettant pas au passage de bousculer l'homme. Il nous plonge ainsi dans les méandres de son cerveau.

Et, comme dans un cerveau, il ouvre des tiroirs et les vide devant nous, reconstituant ce qui y est rangé de manière fractionnaire. Le film ne débute pas en 1967 et ne s'achève pas en 1976. Les périodes sont mélangées, présentées de manière disparates, mais pourtant enchâssés de façon cohérente. Le tout formant un puzzle qu'il tient au spectateur de reconstituer. Le réalisateur de cette manière nous dévoile son personnage (au sens figuré comme au propre, avec la scène de la fameuse séance photo où le couturier pose nu). Mais avec un biopic aussi labyrinthique, il respecte son mystère, nous le rend proche tout en maintenant une distance accrocheuse pour le spectateur, qui finalement reconstitue les morceaux chacun à sa manière, se faisant son propre film, donc sa propre opinion sur Saint Laurent. Ainsi, Bertrand Bonello ne juge pas son sujet, il s'attache juste via les bornes temporelles à le contextualiser dans son époque.

Le cœur de l'homme

Car Saint Laurent est à certains égards un film historique, une histoire vu au travers d'un témoin d'une époque qu'il a vécu, et même très bien vécu, jusqu'à l'excès. Les années 60 et 70. Les derniers feux des Trente glorieuses. Le couturier sortait beaucoup et goûtait à l'occasion aux diverses drogues qui passait sous son nez. Cette période de folie, il l'a marqué de ses diverses créations rendant hommage aux femmes, et notamment à sa mère, lui l'homosexuel tombé sous le charme de Jacques de Bascher, un dandy réputé du milieu gay parisien. Pourtant, ce créateur très entouré, très sollicité, était en même temps très seul. Il traînait avec lui une mélancolie dont il ne se débarrassera jamais vraiment. Cette dualité entre ce qu'il montrait et ce qu'il était le rongeait en permanence. Mais son caractère était contrebalancé par celui de Pierre Bergé, son amant et point d'équilibre avec qui il formait l'un des couples les plus en vu de cette période, et qui l'accompagne durant toute son ascension.

Trois ans après L'Apollonide, qui se déroulait au début du XXe siècle, Bertrand Bonello filme avec nostalgie une époque révolue et perdue. Une époque colorée, y compris dans les tons pastels qui teinte son film. Un homme de mode dans un Paris hors modes. Il formule des hypothèses à propos d'un personnage qui suscite encore bien des interrogations, via le montage en forme de patchwork. Un film labyrinthique, qui se rapproche peu à peu du cœur de l'homme. Malgré un côté un peu « lounge » de la réalisation qui ralentit le rythme du film, et qui manque de faire décrocher le spectateur par moments, le réalisateur du Pornographe met parfaitement en lumière ses acteurs, Gaspard Ulliel en tête, impeccable Saint Laurent. Et, au-delà, filme une « Success-Story » par celui qui la vit, un homme en parfaite adéquation avec son milieu et son temps, jusqu'à l'effacement progressif de l'humain derrière la marque.



Bertrand Bonello dresse le portrait de « son » Saint Laurent dans ce biopic très personnel, où les parts d'ombre du couturier le dispute aux couleurs éclatantes d'une France encore très fêtarde et insouciante des années 70. En bornant son film à la période de son ascension, il fait une photographie d'un homme torturé et seul en quête d'apaisement, alors qu'il est happé par le vent du succès. Le réalisateur montre en creux un homme en quête de fuites, mais sans cesse rattrapé par lui-même.  






vendredi 6 mars 2015

Au fil de l'eau

Avec Still the Water, la réalisatrice japonaise Naomi Kawase nous propose, sous de faux airs de polars, un film onirique sur la vie, la mort, l'amour et l'(e)au– delà.







L'île d'Amami, au Japon. La nature y exerce pleinement ses droits, et au nom de leurs croyances, les habitants la respectent. Mais, un beau jour, la quiétude des lieux est troublée par le corps d'un homme mort recraché par la mer. Le jeune Kaito, qui l'a vu le premier, en est troublé. Déjà perturbé par une famille déchirée, il est aidé et aimé par son amie Kyoko, qui elle-même est en train de voir sa mère s'éteindre peu à peu. Ces deux êtres vont devoir apprendre à grandir ensemble.

Question de transmission

Dès les premières minutes du film, on croit assister à une future enquête policière : un homme mort est rejeté par la mer et est retrouvé sur la plage de l'île d'Amami par un jeune garçon, Kaito. Mais cela s'arrête là. Même si le fin mot de l'histoire nous est donnée, c'est moins la résolution du meurtre en lui-même que la vie de celui qui a vu le corps en premier qui intéresse Naomi Kawase. Un adolescent confronté aux difficultés de la vie, déchiré entre des parents séparés. Il ne s'entend guère avec son père, tatoueur à Tokyo. Mais pour l'apaiser, il peut compter sur Kyoko, avec qui il fait l'apprentissage des sentiments. Il grandit, et tout se mêle et se confond dans sa tête. Tandis que lui voit la mort en face, un corps déjà inerte, Kyoko, elle, est au chevet de sa mère chamane, appelée à disparaître de ce monde, mais à renaître de l'autre côté. Les croyances sont ainsi mises en scène dans ce film à la beauté onirique.

Ainsi la réalisatrice, dans son nouveau film, pose son regard sur un monde encore pétri de traditions, en totale harmonie avec la nature, les objets et les éléments. Les habitants pensent que dans chaque pierre, chaque plante, chaque arbre se cache un dieu. Ils faut alors les respecter, les considérer d'égal à égal avec les humains. De même que face à la mort les rites traditionnels sont respectés. Face au corps de la mère de Kyoko, que les forces abandonnent petit à petit, sont pratiqués des chants, des danses. Une ambiance tout à la fois festive et grave, chargée en émotions. Tout est fait très sérieusement, et traité de façon quasi-documentaire. Naomi Kawase par ces images joue les rôles de passeuse autant que de mémoire de traditions ancestrales qui se transmettent de générations en générations. Une question de transmission, de changement d'état qui imprègne également son histoire au travers de ses personnages.

Ile intérieure

Ce changement d'état est parfaitement illustré par Kaito, un adolescent qui évolue vers l'âge adulte. Il est déchiré entre des parents divorcés qu'il aimerait voir se réconcilier, et au milieu d'eux cherche sa place. Il ne sait pas à qui en vouloir de cet état de fait. Il se sent impuissant. Il veut s'en sortir seul, mais il n'y parvient pas. Il ne sait comment exprimer à l'extérieur ce qu'il ressent à l'intérieur. L'amitié de Kyoko va l'aider à s'accepter et à accepter les autres, même s'il se rend compte des difficultés qui l'attendent au quotidien. Il veut donner une image de lui positive, de quelqu'un de fort, mais il a conscience de ses peurs. Sa jeune amie, elle, doit faire face à l'absence imminente de sa mère, et donc doit déjà se préparer à grandir sans elle. Face à l'évolution de situations qu'ils n'avaient pas imaginés, pas anticipés, qu'ils subissent comme un sort s'abattant sur eux, ils soudent ensemble de nouveaux liens face à l'adversité qui les aide à affronter la réalité.

Naomi Kawase filme le temps. Elle s'intéresse ici autant au passé qu'au futur, aux traditions ancestrales et intemporelles qu'à l'avenir d'enfants d'aujourd'hui appelés à devenir les adultes de demain. Elle réunit les siècles sur une seule île, lieu de la réalité, au sein duquel règne une part d'irrationnel, mais en même temps lieu du nul part, d'un ailleurs incertain, un lieu personnel du tout un chacun. On a tous une île a soi, à l'intérieur de soi. Un lieu imaginaire, du tout possible, du tout permis, mais où le réel, le pragmatisme y possède sa part. Still the water, c'est l’île intérieure de la réalisatrice. Une île fantasmée, idéalisée, qu'elle matérialise devant sa caméra, son regard artistique. Une île, comme métaphore des rêves et des espoirs de Naomi Kawase. Mais aussi teintée de tristesse, la mort de la mère de Kyoko faisant écho au décès de sa propre mère adoptive. On peut donc le lire comme une biographie de l'âme de l'auteure japonaise.

Still the water est un beau petit film plein d'émotions et de sensibilité qui nous renvoie en miroir à nos peurs d'enfants qui subsistent en chacun de nous malgré le passage du temps. Un film troublant, ode à la nature, à la disparition et à la célébration de l'après, sans que l'on sache trop ce qu'il y aura. Les rites exorcisent les peurs. Face à ce drame, face au vide, la solidarité, l'entraide et l'amour de l'autre permet de mieux supporter la violence du temps. Naomi Kawase nous le démontre sans être elle-même démonstrative.