lundi 30 juin 2014

Only Lovers Left Alive : La mélancolie du vampire


Jim Jarmusch décape à l'Orangina rouge le mythe du célèbre buveur de sang : un film déjà culte où la nostalgie et la tristesse côtoient la beauté et le glam-rock.
 



Adam est musicien. Mais un musicien désabusé. Reclus dans son appartement de Détroit et harcelé par des fans toujours plus nombreux, il projette de se suicider à l'aide d'une balle en bois. Toutefois un appel de sa femme Eve, qui habite à Tanger, lui fait changer ses plans. Elle se déplace jusque chez lui et le couple retrouve son harmonie, appréciant la compagnie de l'autre. L'équilibre du duo va être perturbé par l'arrivée inopiné d'Ava, la sœur d'Eve, aussi délurée et remuante qu'ils sont calme et discrets...


Créature de la nuit du XXIe siècle

Oubliez Murnau, Coppola et la saga Twilight : en 2014, le vampire new-look traîne son spleen Baudelairien sur des sons de guitare et son château de Transylvanie a été transporté dans un lieu froid, pauvre et abandonné. Il a vécu toutes les guerres et les misères du monde et rêve de suicide (mais pas à la gousse d'ail, tout cela n'est que légende) après une trop longue vie tout en s'alcoolisant grâce à la complicité d'un médecin de la banque du sang qui lui fournit illégalement sa boisson préférée. Mais l'homme aux dents longues est un grand romantique qui, malgré son caractère solitaire, a une copine vampirette qu'il n'est pas mécontent de revoir à l'occase. Avec elle, il devise sur le monde, conscient de la décadence de celui-ci et témoin de sa lente destruction. Il a également revu sa garde-robe, remisant sa cape au placard pour un look de dandy grunge. Bref, la créature de la nuit du XXIe siècle est rock ou ne l'est pas.

Tom Hiddleston, grand vainqueur du « Dracula Award 2014 », incarne ce vampire ripoliné, triste et nostalgique. Cet Adam beau comme un Dieu à rendre une fan de Justin Bieber infidèle rien que pour avoir ses deux petits trous dans le cou se sent de moins en moins à sa place dans ce monde décadent. Il veut le quitter avant de sombrer avec lui. Sa vision des choses va changer avec le retour dans sa vie d'Eve, incarnée ici par une Tilda Swinton en grande forme. Celle-ci vit à Tanger, est alimentée en sang par Christopher Marlowe (John Hurt) tout en jouant à se remémorer des événements date à l'appui (car oui en plusieurs décennies elle a eu le temps de retenir quelques trucs). Le tableau ne serait pas complet sans évoquer la petite sœur de Eve, la charmante Ava (Mia Wasikowska), elle aussi vampire, en crise d'ado permanente qui prend acte de sa longévité et en profite pour s'éclater et jouer de son éternelle jeunesse.

Deux mondes qui se côtoient

Le couple Adam – Eve, d'une part, et Ava, de l'autre, symbolisent la notion de temps qui imprime tout le film. Le couple est une marque de l'éternité, de ce qui a marqué la frise chronologique de l'Histoire, mais aussi une conscience du futur, de ce qui va se passer dans les prochaines générations, dans les prochains siècles. Et le caractère mélancolique et désabusé d'Adam est une preuve que les Hommes sont frappés durement par les événements. Ava, elle, est plus dans le présent immédiat, dans le quotidien, le futile, l'inconséquence. Elle est le personnage qui s'adapte en permanence à une période qui évolue sans cesse et de plus en plus vite. Et dans tous les sens, sans cohérence apparente. Elle veut juste s'amuser, faire la fête. De manière légère, sans se prendre la tête. Une société plus égoïste qui ne regarde pas où elle va. Deux mondes qui se côtoient et se bousculent dans l'incompréhension, l'obligation et l'absurde.

Le film avance ainsi, dans une délicieuse atmosphère rétro. Et cette ambiance s'installe dès la première scène, où le réalisateur, caméra au plafond, tourne au-dessus de ses acteurs comme un 33 tours sur le tourne-disque (attention toutefois au tournis qui vous ferais presque regretter le kebab vite avalé avant le début de la séance!). Et toute l’œuvre est baignée par cette lumière claire-obscure, cette couleur ocre et sombre qui donne l'impression d'un film un peu démodé et terriblement intemporel. Comme les personnages. Et Jim Jarmusch ne s'interdit rien. Il sort par exemple Christopher Marlowe de sa tombe (homme de lettres anglaises du XVIe siècle – cf fiche Wikipédia) et en fait un vampire ressassant sans cesse sa haine de Shakespeare. Une notion de temps ressentie aussi dans la construction du film, qui fait un éloge de la lenteur autant que de l'ironie de notre époque, parfait contrepoint à la décadence visible et inéluctable de notre monde.


Vampire soit qui mal y pense : en donnant sa vision personnelle de la créature de la nuit, Jim Jarmusch disserte sur une vision universelle de la mémoire et de la temporalité, en s'interrogeant sur la lente dégradation de notre monde, sur fond de nostalgie mordante et de critique incisive sur le destin de notre bonne vieille terre. Un film beau et romantique comme un blues résonnant sur notre chaîne Hi-Fi un soir de dépression soulignant l'effacement progressif de nos sentiments et la fragilité de nos vies.
 
 
 

jeudi 12 juin 2014

A Touch of Sin : Violences Made In China


Quatre histoires, quatre personnages dans quatre lieux de la Chine contemporaine, mais un seul et même moyen de conclusion : réaliste et glaçant.

 
 

Dahai est mineur dans la région du Shanxi. Confronté à la corruption de ses patrons, il va subir les conséquences de sa dénonciation, avant de se venger. San'er est un jeune père de famille qui tue des gens au hasard avant de les voler. Xiaoyu est hôtesse d'accueil dans un sauna. Mais un client très riche et trop pressant se met à la harceler. Enfin, Xiaohui est un jeune travailleur qui multiplie les petits boulots. Quatre personnages, quatre angles de vue différents sur la Chine d'aujourd'hui et sa violence.

Mur inhumain et insurmontable

La couleur du drapeau de la Chine est le rouge. Le réalisateur Jia Zhang Ke, au travers de son film, nous laisse suggérer qu'il pourrait s'agir de rouge sang. Au-delà du dirigisme d'un parti politique unique et d'un libéralisme économique de moins en moins contrôlé, il y a aussi des êtres humains. Des hommes et des femmes qui tentent de lutter au quotidien contre un système qui les broie, et dans lesquels ils essayent de survivre coûte que coûte dans un pays devenu fou et où la débrouille et l'individualisme gagnent constamment du terrain. Pour illustrer son propos, le metteur en scène chinois a choisi de donner quelques exemples au travers de quatre histoires dont la conclusion est toujours la même, sanglante et cruelle, montrant l'impuissance de gens face à un mur inhumain et insurmontable et qui en viennent à des solutions extrêmes, seule façon pour eux d'afficher leur colère et d'exprimer leur mal-être.

Soit Dahai. Un mineur de fond qui cherche à dénoncer la corruption qui gangrène son village et dans lequel est impliqué un ami d'enfance. Il demande des explications, mais ne trouve que des mafieux qui lui règle son compte à coup de pelles. Il y a aussi San'er. Il est père de famille et voleur. Pour subtiliser les sacs à mains, il n'hésite pas à user de son arme à feu sur les passants, sans aucun état d'âme. Xiaoyu, elle, travaille en tant qu' hôtesse d'accueil dans un sauna. Harcelée par un client trop pressant, elle s'en débarrassera façon films d'art martiaux à l'aide d'un couteau à fruits. Enfin, Xiaohui est un jeune travailleur. Il multiplie les petits boulots mais va vite déchanter dans une société à l'ascension sociale bouchée et aux conditions de travail de plus en plus dégradantes. Quatre personnages qui vivent, à leur façon, l'évolution de leur pays et les transformations que cela engendre, comme des laissés-pour-compte de la mondialisation.

Symphonie macabre et lucide

Jia Zhang-Ke met en lumière des chinois abandonnés sur le bord de la route. Pour ce faire, il multiplie les points de vue, les histoires. Et pour les distinguer, il les raconte sous quatre formes différentes. Le premier scénario prend ainsi pour héros un cow-boy moderne, qui se fait justice lui-même, son fusil de chasse faisant office de colt de circonstance. Le second personnage est l'anti-héros d'un film réalisé façon thriller. Dans la troisième histoire, l'héroïne du film fait montre de ses qualités au kung-fu. Enfin, le dernier personnage est au cœur d'un drame social. Si les deux premiers genres sont très marqués du sceau du cinéma occidental, le troisième revient aux racines asiatiques avant une synthèse dans le dernier. Le réalisateur de 24 City montre son ouverture au monde et opère la réunion entre cinéma oriental et occidental, des genres qui cohabitent sans jamais se croiser, à l'instar des histoires racontées.

Un film qui représente ce qu'est le recueil de nouvelles à la littérature, une succession de récits dans un cadre défini. Ces quatre courts-métrage à la même thématique représentent sa force car elles permettent d'aborder un même sujet sous différents angles de manière choc et direct de par le temps réduit de chaque histoire qui donne ainsi plus de rythme, accrochant et étouffant le spectateur sous les images à la fois brutales et édifiantes. Mais on peut aussi un peu regretter qu'en prenant plusieurs routes pour arriver à la même destination, il ne nous en ait pas fait suivre une seule. Une petite impression de dispersion, de dilution de son propos se dégage au travers des quatre exemple proposés. Cela n'enlève toutefois en rien la cohérence de l'ensemble. Une symphonie macabre et lucide qui provoque un vertige à glacer le sang, accompagné d'images d'hommes et de femmes désespérés marquant la mémoire de façon irréversible.



Critique très acerbe du modèle social chinois, A Touch Of Sin montre l'envers du décor, un pays où la parole disparaît peu à peu, remplacée par le geste, désespéré et irréversible. Jia Zhang Ke réalise ici un film en forme de cri d'alarme, sans pour autant tomber dans la tristesse. Un film noir qui porte une colère collective, une misère humaine de plus en plus audible aux oreilles du monde. Mais aussi un espoir de voir un jour les choses changer. Un regard lucide et froid en forme de message d'amour.