samedi 19 avril 2014

Tel père, tel fils : La vie n'est pas un long fleuve tranquille


Un père strict ébranlé par une annonce terrible : une histoire bouleversante de Hirokazu Kore-Eda, porté par un scénario juste et sensible.
 
 
 


Ryoata est architecte. Il est marié et a un fils de 6 ans. Il ne souhaite rien tant que la réussite professionnelle de sa progéniture. Mais un jour, sa vie bascule : la clinique dans laquelle sa femme a accouché appelle pour leur annoncer une nouvelle dramatique. En effet, son enfant a été malencontreusement échangé à la naissance avec celui d'une autre famille. Non seulement le garçon qu'il a élevé n'est pas le sien, mais son fils biologique a, lui, grandi dans une famille aux moyens beaucoup plus modeste...


Son fils, cet inconnu

La famille de Ryoata est l'un des plus parfaits exemple de représentation de la classe moyenne. Le père a réussi, gagne bien sa vie et fait vivre aisément sa femme et son fils. Ce dernier doit lui aussi devenir quelqu'un lorsqu'il sera grand, et pour cela Ryoata cherche à lui inculquer des valeurs de travail et de respect. Une image de carte postale du couple qui va se déchirer lorsqu'il apprend que le fils à qui il a tout appris n'est pas son fils biologique. La faute à la clinique où sa femme a accouché et qui les appelle 6 ans après pour leur annoncer qu'ils ont commis une terrible erreur car ils ont échangé leur bébé à la naissance avec celui d'un autre couple, aux moyens plus modestes. Son fils n'est donc pas le sien, quant à son fils biologique, il a grandi dans une famille aux valeurs et aux ressources bien différente. Il va donc devoir se séparer d'un enfant avec qui il a tissé des liens pour en nouer avec un autre, mais qui lui est parfaitement inconnu.

Toute sa vie va alors s'en trouver bouleversée. Une vie parfaitement réglée mais dont un gros grain de sable va enrayer une machine bien huilée. Ses projets pour lui, ses espoirs, reposent désormais sur un fils dont il va devoir nouer de nouveaux sentiments paternels, alors qu'il les avait déjà donné ailleurs. Le fait qu'il n'ait pas eu du tout la même éducation rend les choses encore plus difficile, car il va devoir se remettre en cause. Casser sa rigidité et revoir son éducation. C'est comme s'il ne savait plus comment faire, comme s'il ne savait plus ce qu'être père signifiait. Pendant six ans, son « enfant » et lui partageait des goûts similaires, ou tout du moins pouvait-il l'influencer. Maintenant, il se retrouve complètement perdu, et son couple pourrait en pâtir. Il se retrouve impuissant face à une erreur qui n'est pas de son fait, mais qui engendre des conséquences qui le dépasse et qui l'oblige à changer sa façon de voir la vie, d'éduquer et de communiquer.

Perte de repères subie

Ainsi, nous allons assister à la transformation progressive de Ryoata. Au début du film, l'architecte se montre strict, avec une volonté de tout contrôler. Armé de ses certitudes, il veut le meilleur pour son fils. La cassure qu'engendre l'annonce de la maternité va profondément le bouleverser. Avec l'autre famille, il se montre au début hautain, dédaigneux. Mais il sait qu'il va devoir se montrer moins froid et briser les murs qu'il avait bâti autour de lui et de son couple pour que l'échange se passe pour le mieux. Cette situation dramatique est contrebalancée par des séquences de comédie qui n'alourdissent pas le film et lui permettent d'éviter tout pathos, ce qui rend le personnage de Ryoata plus complexe et plus sympathique qu'il nous l'est esquissé au départ. Cette nuance nous permet de comprendre ce qui se passe dans sa tête et de le suivre dans son évolution. Progressivement, il devient un meilleur homme, avec un regard neuf sur son rôle de père.

Cette perte de repères subie malgré lui est totalement bouleversant. Kore-Eda prend son temps dans ce film pour nous présenter son personnage principal et nous le rendre familier, afin de mieux émouvoir lorsque le drame arrive. Le fait que son propre fils soit un étranger peut être considéré comme une métaphore de l'homme étranger à lui-même, au monde qui l'entoure. Son obsession de la réussite l'a coupé du monde et de son entourage. Il va devoir s'ouvrir aux autres. Ce sont toutes les étapes de cette difficile mais nécessaire éclosion que montre très bien le réalisateur de Nobody Knows. Il s'interroge sur le rôle de père, et montre que celui-ci n'est en rien inné. Il distord la famille afin de mieux la recomposer. Il nous montre en creux qu'elle est un peu comme un architecte ou un cinéaste : tous les plans du monde ne servent à rien face à la fragilité d'un édifice qui ne nous appartient plus dès lors que le chantier sort de nos têtes pour se confronter à la réalité.



Le réalisateur japonais Hirokazu Kore-Eda gagne son pari de nous émouvoir avec un sujet difficile tout en restant sur le fil d'équilibriste entre la pudeur et la surenchère voyeuriste. Il transcende le cas particulier pour nous amener vers une universalité et une interrogation sur ce qu'est la famille aujourd'hui, montrant qu'elle reste une structure protectrice mais que les menaces sont toujours présentes. Évitant toute naïveté, Tel père tel fils est un grand film humaniste qui part d'un sujet sensible pour en faire une œuvre qui s'adresse à la place de chacun dans des structures pourtant familières.


dimanche 6 avril 2014

Borgman, un ami qui vous veut du bien


A la lisière du polar et du film fantastique (mais sans effets spéciaux), le néerlandais Axel Van Warmerdam réalise un film totalement hypnotique.





Dans les bois, un homme, qui se sait traqué, parvient à s'échapper in extremis du terrier qu'il s'était aménagé avant d'être retrouvé. Dans sa fuite, il prévient des amis qui étaient cachés comme lui. Quittant la forêt, il arrive dans une banlieue bourgeoise et sonne à une porte en se faisant appeler Camiel Borgman, un SDF qui a besoin d'une douche. Un homme le rejette, mais sa femme accepte de l'héberger sans que son mari soit au courant. Mais qui est-il réellement ?
Le ver est dans le fruit

Le film débute sur une battue. Un homme est recherché. Mais on ne sais pas pourquoi. Cet homme, à la chevelure hirsute et grisonnante, barbu, fuit l'abri qu'il s'était aménagé sous terre. Il atterrit dans une banlieue cossue et cherche un logement dans lequel il pourrait prendre un bain et dormir avant de repartir. Il sonne chez un couple, mais si le mari, Richard, lui casse la figure, sa femme Marina se prend d'affection pour lui et accepte finalement de l'héberger à condition que son mari ne le remarque pas. Il prend alors peu à peu possession des lieux. Et se substituera même au jardinier après s'être débarrassé de lui avec l'aide de complices. Camiel Borgman s'introduit alors tout à fait officiellement dans cette famille, auprès de leurs trois enfants et de leur nounou, une jeune fille au pair fiancée à un militaire. Le ver est dans le fruit : il va bouleverser la vie de ce couple, la faisant éclater de l'intérieur pour mieux bâtir ses projets.

Sauf que ceux-ci sont flous tout le long du film. Qui est Camiel Borgman ? C'est la question qui se pose tout au long du film. Un élément perturbateur mais fascinant qui, par la grâce du regard omniscient du réalisateur, nous dévoile nombre de ses facettes sans pour autant nous justifier ses buts. Hors des murs de la maison bourgeoise, accompagné de ses acolytes, il est montré en chef de gang et en serial killer qui assassine sans vergogne tout ceux qui se mettent en travers de son chemin ainsi que ceux dont il a besoin de remplacer pour mettre à leur place ses hommes (et ses femmes) de main. Mais dans la maison, les choses sont plus complexes, car Borgman devient presque un personnage secondaire. Il est l'objet des fascinations, presque des fantasmes, de Marina. Elle et Richard le laissent faire, sans trop savoir la finalité de ses actions (pourquoi il creuse le jardin, par exemple). Tout est sujet à interprétation.

Running-gag cruel et jubilatoire

C'est là qu'intervient la partie fantastique de l'histoire. Une partie fortement suggéré, sans aucun effet appuyé ou effet spécial. Tout est laissé à l'imagination, plus ou moins grande, des spectateurs, mais aussi des personnages eux-même (à ce titre, le doute habitant Marina lorsqu'elle croise un chien dans sa maison, se demandant s'il ne s'agit pas de Borgman, est révélateur). On se pose aussi des questions autour de ce drôle de héros. A-t-il réellement le pouvoir de contrôler les rêves de la maîtresse de maison ? Et pourquoi implante-t-il une étrange puce dans le corps des enfants de la famille ? Quel est son objectif ? Une invasion ? Lui et ses acolytes n'ont aucun scrupules à tuer, si cela peut faire avancer leurs plans, avant de se débarrasser des corps au fond d'un lac dans un running-gag aussi cruel que jubilatoire. Mais toutes ces questions sont laissés en suspend, car les réponses n'interviennent jamais, les laissant sous la simple formes d'hypothèses.

Un parti pris osé mais assumé de la part d'Axel Van Warmerdam, qui ouvre les portes à toutes les options, toutes les lectures possibles. Laissant le pouvoir au spectateur de compléter les trous du scénarios, il déroule le fil de son film sans juger, donnant une image contrastée et paradoxale à son antihéros, violent mais révélateur en même temps des failles qui se dissimulent sous le vernis de l'image de carte postale d'une famille bourgeoise, les tournant en ridicule. Et ce sont précisément ces blancs qui rendent ce long-métrage totalement hypnotique et génial. Nous sommes dès le début attirés, vampirisés par ce personnage surgit de nulle part et que nous voulons mieux connaître mais dont nous ne pénétrerons jamais l'esprit. Pourtant, aucune frustration ne nous habite, car le film manie habilement suspense de narration, action et humour (très) noir, chaque scène faisant monter la tension, jusqu'à cette fin ouverte.


Camiel Borgman, un personnage atypique derrière la caméra d'un réalisateur non moins atypique. Axel Van Warmerdam extériorise nos peurs, nos doutes, tout en gardant un esprit absurde et potache avec entre les lignes un malin et moqueur relativisme, car finalement tout ceci n'est que du cinéma. Entre ode au marginalisme et géniale critique de la bourgeoisie qui se transforme en jeu de massacre, le réalisateur néerlandais ne respecte rien. Ce film surréaliste, absurde et fascinant est à son image.