mardi 17 novembre 2015

Love in the cité



Dheepan entremêle l'amour et la guerre dans tout ce qu'ils ont de violent, de charnel et de psychologique dans une même danse du souvenir et du rêve d'apaisement.







Combattant des Tigres Tamoul, Dheepan fuit la guerre au Sri Lanka avec une femme et une fille qu'il ne connaît pas, afin de pouvoir obtenir un asile politique. Ces trois inconnus atterrissent dans une banlieue française. Là, Dheepan obtient un travail de gardien d'immeuble. Mais il découvre bien vite que le trafic de drogue et la violence qu'elle engendre rend son quartier dangereux, et il va alors devoir protéger celles qu'il rêve de voir un jour devenir sa femme et sa fille, sa nouvelle famille...

Les guerres qui rapprochent

Le festival de Cannes a pris l'habitude ces dernières années de consacrer les couples. Ceux dont la femme est en fin de vie (Amour, Michael Haneke, 2012). Les homosexuels (La vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche, 2013). Et ceux qui se déchirent (Winter Sleep, Nuri Bilge Ceylan, 2014). Dheepan ne déroge pas à cette mode. Ici, il est question de la constitution d'une famille à partir de trois entités distinctes qui vivent ensemble pour la même raison : fuir la guerre. Mais leurs buts sont différents. Si le héros ne rêve juste que de stabilité et de calme, sa « femme », elle, ne veut pas rester et rejoindre une parente qui vit en Angleterre. Mais cette cohabitation forcée qui va durer plus longtemps que prévu va changer la donne et apprendre à ces trois solitudes à former un seul et même foyer. Et ce sont les guerres qui vont les rapprocher. Les conflits qui vont transformer les hasards de la vie en une réimplantation dans un lieu où ils évoluaient en déracinés.

Ce conflit, le personnage principal du film, Dheepan, y a participé. Il est en effet un soldat ayant combattu dans l'armée des Tigres Tamoul au Sri Lanka. Mais la guerre civile prend fin, et la défaite est proche. De plus, toute sa famille a été décimée dans ce conflit. Sa seule solution pour protéger sa vie est de quitter son pays. Pour faciliter sa fuite, il embarque avec lui une femme, Yalini, et une fille, Illayaal, seules elles aussi, afin de se faire passer pour une famille et faciliter la demande d'asile. Débarqués en France, ils sont installés en banlieue, dans un quartier peu sûr. Là, Dheepan y trouve un travail de gardien d'immeuble. Mais les souvenirs du passé ne sont jamais loin, et les problèmes liés au trafic de drogue font ici figure de piqûre de rappel. Mais un autre conflit, plus privé celui-là, va bientôt émerger avec Yalini et Illayaal, car il va vite s'apercevoir qu'il est difficile de nouer des liens avec des inconnus ayant vécu les mêmes blessures.

Western urbain

Jacques Audiard mêle ici un conflit externe, la guerre au Sri Lanka, avec un conflit interne, celui de la famille. Et des sentiments. Marqué par son histoire, Dheepan va devoir s'adoucir et faire preuve de qualités humaines pour dialoguer et gérer deux nouvelles personnes dans son foyer, alors qu'il a déjà perdu une première famille sous les armes. Or, l'humain n'est pas ce qui est demandé dans les combats, mais l'animalité qui se tapit en chacun de nous. Ainsi, Dheepan est l'histoire de la transformation d'un animal en homme. Même si les violences liées au trafic de drogue vont sans cesse ramener Dheepan à ses instincts primaires de mort. La guerre demande des leaders. Avec Yalini et Illayaal, Dheepan va devoir trouver un équilibre et accepter de ne pas tout contrôler, de faire confiance. Ainsi, il endosse dans ce film le costume du héros solitaire, du shérif protecteur de la veuve et de l'orphelin dans un western urbain.

Dheepan s'inscrit en effet à mi-chemin entre les films de cow-boys et d'indiens et le polar noir. Mais avec des personnages à la Audiard. Amputé, comme Marion Cotillard dans De rouille et d'os, sauf qu'ici Dheepan l'est de ses racines, de sa famille, de sa première vie. Son amputation est donc plus métaphorique que physique. Enfermé dans un lieu violent, comme l'était Tahar Rahim en prison dans Un prophète. Ici, la prison est représenté par la banlieue, son immeuble d'habitation. Mais là où Malik El Djebena devait sauver sa peau, Dheepan doit sauver celle des autres puisqu'en fuyant la guerre il l'avait déjà fait pour lui. Pour autant, il ne peut échapper au sang. La guerre, son histoire l'a imposée à lui, et durablement. Il est un solitaire, mais qui rend la justice pour les autres. Il protège – au sens premier – la veuve et l'orphelin. Et si, ici, la langue pose des barrières, Dheepan montre que la colère et la vengeance sont des valeurs universelles.


Dheepan est de ces personnages forts qui marqueront la galaxie d'Audiard, brisé par la vie mais qui doit rester debout, malgré tout. Un altruiste prêt à retrouver ses instincts primaires pour protéger les siens. C'est un peu dommage que l'arrière-plan soit dessiné plus grossièrement, avec sa banlieue pleine de méchants et un amour que l'on devine rapidement triomphant. Mais le choc visuel compense aisément ces faiblesses, affirmant si besoin en était encore que le réalisateur de Sur mes lèvres est l'un des meilleurs cinéastes actuels.







vendredi 16 octobre 2015

A Woman's World


Dans La belle saison, Catherine Corsini filme une époque pas si lointaine, celle des débuts du féminisme, où les libertés se heurtent encore aux carcans moraux.






Delphine est fille de paysans. Fille unique. Et elle est destinée à reprendre à terme la ferme familiale. Mais elle s'ennuie dans sa campagne. Au début des années 1970, Paris représente la liberté. Ainsi pourra-t-elle peut-être cacher à ses parents son secret en allant faire ses études dans la capitale : elle est homosexuelle. Là-bas, elle croise la route de Carole, professeure d'espagnol hétérosexuelle qui vit pleinement les débuts du féminisme. Les deux femmes vont tomber sous le charme l'une de l'autre...

Confrontation entre deux mondes

Le féminisme et, de manière plus générale, l'évolution de la condition de la femme et des mentalités liées à leur émancipation vu par le prisme de l'histoire. Tel est le parti pris de Catherine Corsini. C'est pourquoi elle nous propose un retour en arrière, dans les années 1970. Une époque suffisamment éloignée pour l'avoir digérée, mais suffisamment proche pour nous montrer d'où l'on part et ce qui reste encore à accomplir. Un coup d'oeil dans le rétro en forme de confrontation entre deux mondes, l'un urbain, moderne et remuant, l'autre rural, traditionaliste et ayant échappé aux tempêtes post-soixante-huitardes qui ont déferlé sur la France. Une ville aux habitants pétris de culture et désireux de vivre à fond les changements qui s'annoncent encore adossés aux mouvements ayant eu lieu deux ans plus tôt, et une campagne travailleuse, proche de la terre et où le patriarcat reste très ancré dans les mentalités.

Soit l'histoire de la rencontre, dans les rues de Paris, entre Delphine (Izïa Higelin) et Carole (Cécile de France). Delphine est fille unique d'un couple de paysans. Elle manie aisément la fourche et le tracteur, mais elle se sent seule et s'ennuie. Le bel Antoine lui tourne bien autour, et ses parents les verraient bien se marier. Mais Delphine a un secret : elle préfère les femmes. Craignant la réaction de ses parents, elle parvient à les convaincre de faire des études dans la capitale. Là-bas, elle croise la route de Carole, professeure d'espagnol et ardente défenseure de la cause des femmes. Si elle choisit de la suivre dans ses combats, c'est autant pour ceux à mener que pour se rapprocher d'elle. Sauf que Carole est hétérosexuelle et en couple. Pourtant, elles vont finir par vivre leur histoire d'amour, dans une époque où les homosexuels peuvent encore finir en internement psychiatrique à cause de leur orientation.

Faux allures de documentaire d'époque

Ce film joue donc des oppositions. Entre l'homosexuelle assumée mais qui est contrainte de se cacher et l'hétérosexuelle qui va remettre sa vie sentimentale en cause et va vouloir vivre sa nouvelle sexualité au grand jour. Mais lorsque, suite à l'AVC de son père, Delphine va devoir revenir gérer la ferme familiale, Carole, ne supportant pas la séparation, va la rejoindre. Là, elle va découvrir un monde bien loin de son idéal féministe progressiste, dans un coin où le couple homme-femme reste la norme, avec l'homme qui reste le chef de famille et le décideur prépondérant, les femmes n'étant que de simples suiveuses, des exécutantes. C'est un domaine encore très masculin, où les femmes n'ont pas – ou si peu – leur mot à dire. Malgré ses efforts d'adaptation, Carole va se sentir engoncée dans ce monde qu'elle ne comprend pas et dans lequel elle ne se sent pas à sa place. Elle va s'ennuyer car elle a le sentiment de perdre sa chère liberté.

La réalisatrice Catherine Corsini filme l'effervescence des années post- mai 68 en France, entre une capitale progressiste et des femmes en lutte pour plus de droits et de revendications féministes et égalitaristes, et une province encore loin de tout cela, statique et attachée à ses traditions. Le statu - quo est donc encore de mise, même si le mouvement existe et sa flamme entretenue. A l'intérieur de cela, elle introduit une provinciale homosexuelle, donc apte à bousculer les codes dans des lieux où la différence est encore source de rejet, et une parisienne hétérosexuelle qui se révèle à elle-même au contact d'une autre femme, se confrontant par ailleurs à ses propres principes. La belle saison est un film aux faux allures de documentaire d'époque mais de réel engagement, sincère, et qui montre que le chemin qu'il reste à accomplir pour accepter l'autre, notamment dans les mentalités, est encore long, encore aujourd'hui.



Malgré un petit côté « téléfilm » parfois, La belle saison est un film fort à l'histoire d'amour émouvante, avec notamment une Cécile de France confondante de naturel. Catherine Corsini situe son film dans une époque dont la plupart des spectateurs peuvent avoir des souvenirs, donc s'adresse à eux et les interroge sur leur propre vision du changement, faisant en creux le bilan de 40 ans de combat féministe. Sans angélisme ni manichéisme, la réalisatrice a fait un film personnel mais qui touche tout le monde.









mercredi 2 septembre 2015

Mystique vallée


Guillaume Nicloux envoie Gérard Depardieu et Isabelle Huppert dans la Vallée de la Mort, à la recherche des fantômes du passé. 






Gérard et Isabelle sont comédiens. Ils se sont jadis aimés, ont eu un fils, Michael, devenu photographe, et se sont séparés. Un jour, Michael se suicide. Mais avant de s'en aller, il a laissé une lettre à ses parents, leur demandant d'aller dans la vallée de la mort, en Californie, et d'y suivre ses instructions, ajoutant qu'il réapparaîtra. Si Isabelle veut y croire, Gérard se montre plus sceptique. Alors qu'ils ne se sont pas revus depuis plusieurs années, ils vont entamer ensemble ce drôle de chemin...

Jeu des sept ressemblances

Trente-cinq ans se sont écoulés depuis « Loulou » de Maurice Pialat. Trois décennies et demi que Gérard Depardieu et Isabelle Huppert n'avaient plus tourné ensemble. Le réalisateur Guillaume Nicloux joue de cette temporalité pour de nouveau réunir ce duo d'acteur qu'il transforme pour son film en couple de cinéma. D'ailleurs, dans le scénario, les deux « tourtereaux » ne sont-ils pas sensé ne s'être pas revu depuis des années ? Ce n'est d'ailleurs pas la seule malice de la part du metteur en scène, qui s'amuse à affubler les personnages du long métrage du même nom que ses acteurs. Ainsi, Gérard Depardieu se nomme « Gérard » et Isabelle Huppert « Isabelle ». Comme pour mieux brouiller les cartes entre réalité et fiction. Il pousse même la ressemblance jusqu'à leur donner le métier de comédien. Et Gérard – les deux, celui de la fiction et l'acteur – est né à Châteauroux. Ces règles posés, le mélange entre réalité et fiction peut s'opérer.

Une fois le jeu des sept ressemblances passé, on peut véritablement rentrer dans le vif du sujet. Or donc, voici l'histoire de deux acteurs français, Isabelle et Gérard, et de Michael, le fruit de leur amour. Déclinaison du « Père, du Fils et du Saint Esprit » en « le père, la mère et l'esprit ». L'esprit, celui du fils, mort suicidé. Mais qui, avant de s'en aller, a laissé une lettre à ses parents séparés, et qui ne se sont plus revus depuis plusieurs années, leur demandant de suivre ses dernières volontés, celles de respecter un parcours indiqué par lui-même dans la Vallée de la Mort, en Californie. Voilà nos deux protagonistes réunis malgré eux dans un road-trip sous l'étouffante chaleur américaine, avec la promesse du défunt de réapparaître si les instructions sont suivis selon ses vœux. Isabelle y croit, Gérard moins. L'espoir fou et le scepticisme main dans la main, en balade dans un huis-clos qui ne dépareille pas avec la température extérieure.

Saint Thomas

Dans ce film, tout est dans le non-dit, le non-montré. Malgré la disparition brutale et inattendue du seul lien tangible qui les reliait, l'amitié s'est reconstruite sur les lambeaux de leur ancien amour, et pas uniquement eu égard au respect qu'ils ont eu pour leur fils. Ils peuvent mutuellement se rejeter l'échec ressenti après le décès de leur fils, ils savent qu'ils en possèdent chacun leur part. Face à l'épreuve, ils se soutiennent réciproquement, chacun à sa manière. Si Isabelle semble plus fragile, l'imposante carcasse de Gérard n'en est pas moins fracassée. D'autant que ce voyage imposé dans la Vallée de la Mort les contraint à se souvenir de leur fils, personnage absent paradoxalement le plus présent du film, sans que l'on ne voit une seule fois son visage, même en photo. Gérard est partagé. Il ne veut pas croire en la réapparition de son fils, mais il semble dans sa tête peu à peu évoluer, sur l'air du « et si... ? ». Il joue les Saint Thomas dans cette histoire.

Le réalisateur du Poulpe nous montre ici une quête mystique impossible, entre deux personnages qui vivent le deuil, la blessure, l'oubli chacun à leur manière et qui tentent de tourner la page avec plus ou moins de difficultés. Cette lettre est un moyen de solder la mémoire de ce fils disparu et de passer à autre chose, alors que les événements fantastiques se multiplient autour d'eux, jusqu'à la fin du séjour. Ils en sortiront marqué, et leur corps n'en sortira pas totalement indemne. Le tout sous un soleil de plomb propice aux hallucinations. Isabelle est constamment en alerte tandis que Gérard joue au faux détaché, qui refuse de jouer le jeu tout en le jouant. Par-delà la mort, Michael va ainsi réunir ses parents le temps d'une semaine. Celui de la réconciliation, des explications, dans un contexte où l'inexplicable règne en maître. Les derniers feux d'une famille disloquée qui tente de panser ensemble les plaies béantes de l'absence.



Au travers de cette histoire d'absence, c'est notre relation à notre présence au monde qui est ici interrogé. Au vide, au plein. Peut-on survivre à la mort, nous les vivants ? Comment nous touche-t-elle, et pour quelles conséquences ? La réalité se confronte ici au fantasme. Celui de deux acteurs célèbres, à la vie apparemment rêvée, prisonniers ici de leurs erreurs et qui vont devoir les assumer malgré eux. Des vies qui s'entremêlent, deux scénarios, celui du réel et du cinéma, pour une mise en abyme onirique et brute malgré son ton parfois un peu trop traînant.






lundi 22 juin 2015

Résistants du quotidien


Une ville africaine tombe sous la coupe des djihadistes, et c'est tout les habitants qui entrent en résistance contre leurs bourreaux. Une critique onirique et cinglante d'Abderrahmane Sissako.




Tombouctou. Des extrémistes religieux prennent d'assaut la ville et aussitôt imposent leur loi. Désormais, la musique, les cigarettes et le football sont interdits. Les femmes doivent porter le voile et des gants. Celles et ceux qui ne respectent pas les nouvelles règles sont traînés devant un tribunal inique et soumis à l'arbitraire de leurs oppresseurs. Non loin de là, Kidane, sa femme et sa fille vivent paisiblement dans les dunes. Son berger de douze ans vient de perdre la vache GPS et se met à sa recherche. Il tombe sur un pêcheur...

La terreur en pleine face

L'action du film se passe en Afrique. Les Djihadistes poursuivent leur offensive au Mali et viennent de conquérir la capitale Tombouctou. Oubliés les lois démocratiques, seule la charia se verra maintenant appliquée. Ceux qui contreviendraient à leur interprétation très subjective et rigoureuse de l'Islam pourraient se voir condamnés à mort par lapidation. Musique, cigarettes et jeux de ballons sont désormais fermement proscrits. Quant aux femmes, elles devront se dissimuler en portant le voile et en mettant des gants. Ce qui n'est pas sans poser quelques problèmes, notamment auprès des poissonnières qui devront découper leurs poissons avec ces protections très peu pratiques pour leur travail. Toute l'absurdité du film est là : rien n'est dit, mais tout est montré. Tout est moqué. Tout peut être sujet à raillerie, à démonstration du ridicule des situations qui seront sujets à contournement des lois et à la résistance.

Parallèlement à cela, un peu en marge, aux lisières de la ville, dans les dunes, vit Kidane et sa famille. Il y a là sa femme, Satima, et sa fille, Toya. Il possède des vaches qu'il fait garder par Issan, un petit berger de 12 ans. Lorsque celui-ci ne retrouve plus la vache préférée de Kidane, qui porte le doux petit nom de GPS, le patriarche part à sa recherche. Il finit par la retrouver, mais tue accidentellement Amadou, un pêcheur. Les djihadistes vont alors exercer leur loi sur lui. Kidane, en ce sens, symbolise la fin de l'innocence. Au début du film, il est loin, un peu comme le spectateur – observateur. Mais les circonstances vont faire que la réalité va le rattraper. Il va prendre conscience des nouvelles conditions de vie de Tombouctou et se prendre la terreur en pleine face. En ce sens, il est un représentant du ressenti des habitants d'Afrique otages de cette nouvelle forme de terrorisme qui passent soudainement de la liberté à la peur.

Projet hors-sol

Une peur contrebalancée par de formidables instants de grâces filmiques, telle cette scène où les enfants jouent un match de football, mais sans le ballon, puisque cela est interdit. Un moment d'onirisme parfait qui vient en lutte, en confrontation directe avec les djihadistes. Un défi comme déclaration de guerre face au nouvel occupant venu de l'extérieur et qui impose une loi rude. Le rêve et les aspirations à la démocratie de la population contre la violence des colonisateurs. Et le rire. En effet, Abderrahmane Sissoko se moque d'eux et les tourne en dérision, les mettant face à leurs propres contradictions. Ils interdisent la cigarettes mais ils fument. Ils doivent parler arabe mais se comprennent mieux en anglais. Dans le même temps, le réalisateur mauritanien montre comment la population se soude pour faire face à l'adversité et exercer leurs libertés. Ainsi il fait de ce microcosme l'exemple-type des luttes des peuples pour la démocratie dans le monde.

En effet, en extrapolant, nous pourrions très bien imaginer que cela pourrait se passer n'importe où ailleurs. Cette population de Tombouctou opprimée, c'est le symbole des luttes des populations en résistance sociale, culturelle et politique contre leurs gouvernants. Timbuktu peut ainsi être lu comme un conte moderne, sombre mais rempli d'espoir. Un cri du cœur d'un pays, et au-delà d'un continent, envers les autres populations, tout autant qu'une mise en garde envers les gens qui se laissent faire sans prendre ni garde ni les armes intellectuelles. Le grand projet hors-sol d'une critique de ceux qui utilisent et abusent d'une religion, la détournant à leur propre profit aboutit à un grand film rempli d'émotions qui vise juste et qui nous fait toucher concrètement du doigt, au travers des instants de vie, de la loupe que permet la caméra du cinéma, la violence des bourreaux autant que les rêves de délivrance toujours présents des opprimés.



Au travers de son dernier film, Timbuktu, Abderrahmane Sissako touche juste et montre un problème actuel et universel, mais sans verser dans le discours politique, car c'est par la prise de conscience des peuples que ces derniers s'en sortiront. Un appel à la solidarité par l'onirisme qui séduit, concerne, bouleverse et touche chaque spectateur individuellement, comme une injonction à faire bouger les choses pendant qu'il en est encore temps. Un magnifique film sur des héros altruistes, résistants du quotidien. 






lundi 1 juin 2015

Mike Leigh refait le portrait de Mr Turner

Thimothy Spall incarne le peintre, génie en avance sur son temps, sur la nouvelle toile du réalisateur de « secrets et mensonge ».





Nous sommes au XIXe siècle. Joseph Mallord William Turner (1775 – 1851) est un célèbre peintre britannique, membre de la prestigieuse Royal Academy Of Arts. Ce misanthrope qui fréquente les bordels est très entouré. Ses nombreux voyages nourrissent son œuvre. Une œuvre qui n'est pas sans susciter des sarcasmes de la part de ses contemporains. A la mort de son père, très affecté, il s'isole, jusqu'à sa rencontre avec Mrs Booth, propriétaire d'une maison de famille en bord de mer...

« Star » de son époque

Qu'est-ce que la peinture ? Comment parler de l'immobile, du figé, dans un art en constant mouvement ? Et pourquoi l'oubli ? Autant de questions que le réalisateur britannique Mike Leigh développe dans son nouveau film. Et pour ce faire, il utilise le genre du biopic, et donc ici la figure du peintre, pour avancer des théories et donner des éléments de réponse à ses interrogations. Un artiste ancré dans son époque, mais qui, au travers de son art avant-gardiste, lui échappe également pour mieux les traverser, quitte à risquer de s'effacer totalement jusqu'à ce que ne demeure plus que l’œuvre. Ce peintre, cet artiste, c'est Joseph Mallord Willard Turner, l'une des « stars » de son époque dans son domaine, admiré autant que critiqué, membre de l'une des plus prestigieuses et représentatives académies de son pays. Une personnalité tombée un peu dans l'oubli et que le cinéaste réhabilite en le faisant revivre le temps d'un film.

Soit, donc, l'histoire de J. M. W. Turner, peintre de son état et membre de la Royal Academy of Arts, à la date de naissance incertaine (probablement avril 1775). Orphelin de mère à l'âge de 4 ans, faisant de son père son assistant, son art avant-gardiste suscitera autant l'admiration que les quolibets de ses contemporains. Grand voyageur, ses aquarelles qui en découlent en feront « le peintre de la lumière ». Il fréquente également les bordels. Mais au fil du temps son excentricité et son caractère taciturne ainsi qu'une dépression suite à la mort de son père l'éloigneront du monde des hommes. Peu l'importera, d'ailleurs, car il a peu d'amis. Sur le plan privé, il ne sera jamais marié. Mais père de deux enfants qu'il aura avec Sarah Danby. Avant de rencontrer la veuve Sophia Caroline Booth, avec qui il vivra comme mari et femme, et dont il empruntera le nom comme pseudonyme pour sa dernière exposition un an avant sa mort, en 1851.

Manque de points d'accroche

Joseph Turner, c'est Timothy Spall. Dans ses gestes, dans ses attitudes, dans son regard, dans son expression. Tout en lui se fond dans son personnage avec une impressionnante aisance. Il est l'écrin magnifique d'un Mike Leigh qui fait preuve d'inventivité et d'imagination dans sa réalisation. Plus que du peintre, le britannique peint le portrait d'une époque et d'un homme posé là par hasard, en décalage avec une société qui cherche à se faire voir, alors que lui s'effacera au fur et à mesure que le temps passe. Même sa peinture est d'un autre époque, difficile à définir. Il est admiré, mais ne semble pas en faire grand cas. Seule concession aux méandres de son cerveau, ses œuvres, résultantes de l'acte de création. Et c'est là que se rejoignent finalement le cinéma et la peinture. Dans l'acte de création. La peinture représentant un film statique, immobile, chargé de cette même émotion qu'accroche l’œil du regardant à qui cette histoire est racontée.

Toutefois, si l'on peut percevoir un scénario, ou se le créer soi-même le cas échéant, dans ce qui nous est donné à montrer, le créateur est-il systématiquement ciné-génique ? Toute vie mérite-t-elle d'être racontée ? Oui, en tout cas pour de ce qui concerne celle de Turner, nous répond le réalisateur de Secrets et mensonges. Le spectateur restera, lui, beaucoup plus sceptique. Sans réelle ligne directrice ni rebondissement romanesque, il émane une sensation de manque d'un fil conducteur, chevalet qui maintiendrait l'intérêt du film. Or, Turner ne semble pas être le personnage le plus cinématographique du monde. Sa vie n'est pas la plus passionnante de l'histoire de la peinture, sauf respect pour l'homme, sa carrière et sa postérité. De ce fait, la relative absence de scénario ne permet pas de se passionner réellement pour le film ou pour l'histoire qui est tenté de nous être raconté. Restent l'art du réalisateur et la performance d'acteur.



« Dans la peinture, il s'établit comme un pont mystérieux entre l'âme des personnages et celle du spectateur », écrivait Eugène Delacroix dans son Journal. Mike Leigh ne fait pas autre chose. Il dresse des ponts entre l'âme de William Turner et celle des spectateurs. Si l'alchimie entre le réalisateur et son acteur Thimothy Spall fonctionne à plein, montrant la beauté des tableaux et celle, plus complexe et mystérieuse, du peintre, les raisons qui ont poussé le britannique à faire de la vie de l'artiste une œuvre à part entière demeurent, elles, obscures. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes du « peintre de la lumière ».  






 

mardi 28 avril 2015

Sur un air de Samba


Le trio Toledano – Nakache – Sy est de retour trois ans après Intouchables avec un film moins drôle mais plus réussi, une fable faite de petites touches d'humanisme et de poésie.




Samba Cissé est sénégalais. Travaillant en France depuis 10 ans, il n'a pas de papiers, et se bat au quotidien pour s'en sortir. Sous le coup d'un mandat d'expulsion, en attente dans un centre de rétention à Roissy, il est soutenu par une association d'aide aux sans-papiers. Et notamment par Alice, une ancienne cadre supérieure victime de burn-out qui apporte une aide juridique à l'association. Alors que l'un comme l'autre ont des difficultés à avancer, Alice et Samba vont s'entraider et se rapprocher...

Cendrillon et prince charmant

Trois années ont passé depuis les dix-neuf millions d'entrées enregistrés par Intouchables. Et après ? Après, on prend le même acteur fétiche – pour une cinquième collaboration déjà – et on recommence. Recommencer ? Pas vraiment. Si certains éléments n'ont pas vraiment changé, comme par exemple le couple improbable qui n'était pas à la base censé se rencontrer mais la vie étant faite d'imprévus et de surprises eh ben ils se rencontrent quand même, d'autres ont évolué. Si l'humour reste le leitmotiv du duo Nakache – Toledano, ici il se teinte d'une dose de gravité. Savamment dosé, point trop n'en faut apesantir, leur propos restant dans le cadre de la comédie. Mais le rire ici est utilisé pour véhiculer un message positif avec une pointe de conte de fée, mais un conte de fée renversé, Omar Sy jouant les cendrillons et Charlotte Gainsbourg les princes charmants sous lexomil prié de se retaper pour ne pas laisser son promis s'en aller.

Un prince charmant nommé ici Alice, mais son ancien pays n'était pas vraiment celui des merveilles. Une Alice cadre sup' à la Défense, mais ça c'était avant. Un burn-out et une dépression plus tard, elle et ses plus fidèles compagnons, à savoir ses médocs, se retrouvent à bosser pour une association d'aide aux immigrés sans papiers. Ca tombe bien, Cendrillon, qui prend ici les traits d'un sénégalais nommé Samba cissé (Samba, comme la danse), en a justement besoin, d'aide. Immigré en France depuis dix ans, il travaille dans la restauration. Mais illégalement. Il est en effet sans papiers (sa chaussure de vair en quelque sorte). En centre de rétention à Roissy, en attente de son expulsion, on le laissera complaisamment s'en aller. Mais contraint de continuer à vivre caché. Heureusement, il peut compter sur ses alliés. Son oncle, Alice, ou encore Wilson, sa fée marraine, un compagnon de galère qui l'aidera et ne le laissera pas isolé.

Mauvais sort

C'est donc la France des invisibles qui est ici montré face caméra. Comme une interdiction de détourner le regard sur leur réalité. Une vie de galère 24/24, avec de temps en temps des tranches de vie positive, sympathique, souriante, comme pour mieux souligner l'espoir, mieux appuyer sur le fait que le malheur se digère mieux lorsque l'on sait laisser entrer le bonheur par la porte, aussi petite soit-elle. Tout le contraire d'Alice, qui malgré une belle vie va quand même sombrer dans le burn-out. Ou comment, sans crier gare, les bonnes choses peuvent virer au drame. Deux personnages, l'un qui coule et l'autre qui tente coûte que coûte de rester à la surface, qui ne pouvaient que s'échanger l'air mutuel qu'ils respirent, et donc se croiser, s'entraider. Voire plus si affinités. Car tout cela reste du domaine du léger, avec happy end à la clé. Le mauvais sort ne pouvant ici qu'être conjuré par une bonne tranche de rire. Pour que l'amour triomphe enfin.

Et si l'humour reste très présent, il se fait ici plus grave. Au ton léger et bon enfant d'Intouchable, succède une œuvre où premier et second degré se côtoient, et dont les principaux protagonistes ne sont pas forcément les mieux servis. Ce qui frappe, c'est effectivement des premiers rôles qui se font parfois voler la vedette par des seconds rôles. C'est ainsi que Wilson – Tahar Rahim et Manue – Izia Higelin se retrouvent avec des personnages dont la côte de sympathie est proportionnelle à la dose d'humour qui y est injectée. Une forte dose. Injectée en intraveineuse, elle arrache des sourires à n'en plus finir. Des personnages – principaux comme secondaires – qui nous font toucher du doigt une problématique moderne et universelle mais avec les loupes déformantes des quiproquos et situations humoristiques qui rendent ce film à la fois divertissant et concernant. Un équilibre trouvé et un pari difficile à priori mais relevé.


A partir d'un ouvrage de Delphine Coulin, « Samba pour la France », Eric Toledano et Olivier Nakache en tirent une mise en image drôle et touchante à la fois, un feel good movie à la française. Malgré un duo d'acteurs Omar Sy – Charlotte Gainsbourg qui ne fonctionne pas toujours à 100%, les seconds rôles se révèlent excellents et attachants, et le sujet des sans papiers n'est pas qu'une tapisserie mais bien un sujet tenu tout le long du film, sans lourdeur ni frivolité. Un très bon divertissement.






vendredi 17 avril 2015

Mommy embaume les cœurs


Concentré d'émotions, de toutes les émotions, dans le cinquième film du prodige québécois Xavier Dolan.





Le film se déroule en 2015. Année où une loi permet aux parents d'enfants difficiles de confier ceux-ci à une institution d'Etat comme un hôpital psychiatrique pour mineur. C'est dans ce contexte que Diane, veuve quadragénaire vivant à Montréal, doit s'occuper de son fils Steve, diagnostiqué comme hyperactif, alors que le centre de rééducation dans lequel il a été placé à la mort de son père l'a viré à cause de son comportement. Ensemble, ils vont devoir s'apprivoiser et trouver un équilibre, coûte que coûte...

Caractère impulsif

Le film débute par une date. 2015. Or, le film a été réalisé en 2014. Il s'agit donc d'une œuvre futuriste, mais un futur immédiat. Celui de demain. De dans quelques heures, à supposer que nous n'y soyons pas déjà. Au Québec, une loi autorise les parents à confier leurs enfants difficiles à une institution d'Etat. Donc si un parent se sent dépassé par sa progéniture, elle peut s'en remettre à son pays pour s'en occuper à sa place. Diane, elle, n'en est pas encore là. Cette jeune veuve d'une quarantaine d'année, et qui peine à joindre les deux bouts – elle se fait virer du journal dans lequel elle s'occupait du courrier du cœur – vient tout juste de récupérer son ado, Steve. Reconnu comme hyperactif, le centre de rééducation dans lequel il était placé vient de le mettre à la porte à cause de son comportement violent. C'est donc elle qui va devoir le prendre en charge. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que la cohabitation s'avère au début difficile.

Tout d'abord débordée par son imprévisibilité, elle va finir par trouver une alliée en la personne de Kyla, leur nouvelle voisine, mariée, enseignante et bègue, et actuellement en congé maladie. Et elles ne seront pas trop de deux pour essayer de calmer ce caractère impulsif qui a besoin d'attention à chaque instant. Des liens vont se nouer entre ce trio, dans lequel Steve représente l'épicentre. En effet, à son contact, autant Diane que Kyla vont évoluer, changer, car elles ont besoin de montrer à l'adolescent que l'on ne doit pas baisser les bras et qu'il faut avancer en gardant l'esprit positif, même si rien n'est vraiment rose. La générosité sera leur leitmotiv. Or, Steve en a à revendre. Il ressent tout de manière très accentuée, de façon très brute. Il est entier, et va s'attacher autant à l'une qu'à l'autre. Mais il reste un ado, avec ses maladresses et sa spontanéité qui lui font prendre toute sa place, jusqu'à déborder comme le lait sur le feu.

Gueules cassées

Et ce trop-plein donne lieu à des scènes tout à la fois gênantes (les propos racistes envers le chauffeur de taxi), drôles (la danse sur une chanson de Céline Dion) ou décalées (le karaoké sur « Vivo per lei » dans un bar alors que Steve est insulté par des loubards), mais dans lesquelles l'émotion est présente en chaque lieu, chaque plan. Des plans en 1:1, rectangulaire, afin de mieux guider le regard du spectateur. Il est obligé de supporter ce qu'il voit. Voir que Steve (Antoine-Olivier Pylon) prend toute la place. Sur l'écran comme dans la vie de Diane (Anne Dorval) et Kyla (Suzanne Clément). Trois personnages qui se nourrissent et s'entraident, même maladroitement, et malgré les barrières qui se dressent devant eux en permanence. Ce sont ces tranches de vie que filme Xavier Dolan avec beaucoup de talent et d'audaces. Il fait avancer sans cesse ses personnages, en dépit du précipice qui menace ce fragile équilibre.

Ces « gueules cassées » de la société, ces gens mis en marge, essayent effectivement de survivre et d'exister. Ils refusent l'inéluctable. En témoigne ici la figure maternelle. Une « mère courage » mise en valeur et célébrée lorsque l'occasion se présente (cf le karaoké), hommage à toutes les femmes qui se battent pour s'en sortir dans leur vie multiple, mère et travailleuse. Diane est à la recherche d'un nouvel emploi suite à un licenciement, donc à la recherche d'un nouveau statut social. Elle doit, comme Steve, se montrer indépendante, capable de se débrouiller seule tout en assurant pour deux les fonctions parentales. Mais cela n'est pas simple, notamment pour nouer ou renouer des liens avec un enfant qu'elle a laissé dans un institut spécialisé, et donc dont elle n'a pas eu à s'occuper au quotidien. C'est aussi pour elle l'apprentissage du rôle de mère d'adolescente. On les voit évoluer sur un fil. Devant nous. Comme nous.



Film pop gorgé d'émotions et d'heureuses surprises, Mommy est un film qui va à cent mille à l'heure, dans le sillage d'un héros hyperactif. Un film spontané et en même temps maîtrisé de bout en bout, qui bouscule et ne tombe jamais dans la mièvrerie. Un grand film d'amour filial porté par un cinéaste surdoué de seulement 25 ans, et qui réalise ici déjà sa cinquième œuvre de fiction. Une ode à la liberté, qui propose et qui ose, sans aucune naïveté ni sans tempérer l'enthousiasme. Un film qui donne un franc sourire.