mercredi 28 janvier 2015

La débâcle des sentiments


Palme d'Or du Festival de Cannes 2014, Winter Sleep sonde admirablement le climat des cœurs d'un couple à l'automne de sa vie.



Anatolie. Les dernières chaleurs s'en sont allés. L'hiver peu à peu s'installe. Le petit hôtel de la ville de Cappadoce, l'Othello, se vide peu à peu de ses derniers touristes. Demeure notamment un couple, Aydin, le patron, comédien à la retraite et chroniqueur dans le journal local, sa femme Nihal et sa sœur Necla. La neige recouvre les lieux, obligeant les personnages à vivre en huis clos, et notamment Aydin et Nihal, condamnés à faire face à leurs sentiments qui se sont rafraîchis, comme le temps...

Quasi huis clos

Trois ans après Il était une fois en Anatolie, le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan est de retour avec une nouvelle fable, « il était une fois l'amour ». Était. Car celui qu'a vécu Aydin, ancien comédien fier tout autant de sa carrière théâtrale que d'avoir snobé la télé, et sa femme, sa muse Nihal se retrouve enseveli sous la neige du temps après que celui-ci ait brillé des flammes de la jeunesse. La routine du quotidien autant que l'évolution du caractère des deux amants ont eu raison de leur alliance. Mais est-ce pour autant la fin d'une liaison ? Difficile à dire, tant les personnages maintiennent l'ambiguïté jusqu'au bout, tant ils veulent croire qu'il y aura encore un jour d'après. Mais cette journée s'inscrit de plus en plus en pointillé, tant leurs divergences sont de plus en plus criantes et de moins en moins tues. Ils doivent faire face aux sentiments de l'autre, dans un quasi huis clos que les protagonistes se sont bâtis.

Un quasi huis clos causé par le temps. En l'occurrence ici la neige. Du blanc. Comme la couleur de la page que le couple redoute. Une page effacée après tant de souvenirs écrits dans la mémoire. Mais ces souvenirs désertent, à l'instar des derniers clients, exceptés les quelques touristes. Et Aydin et Nihal ont peur que leur cœur aille voir ailleurs, que celui-ci ait terminé la visite de l'autre après avoir fait le tour. Et malgré le froid du dehors, l'ambiance entre eux est étouffante. Et la complexité de leurs sentiments n'aide pas à faire retomber la température. En effet, ils ne peuvent plus se supporter, mais n'envisagent pas de se séparer. Nihal est la seule personne – a l'exception de sa sœur – qu'Aydin semble encore aimer. Il vit dans ses certitudes, d'où sa déstabilisation lorsque son couple avance sur des sables mouvants. Heureusement, le dialogue n'est pas coupé entre eux, et c'est par ce moyen que les désaccords s'expriment, s'étalent devant eux.

Chimère du vivre ensemble

L'intrigue du film passe en effet par les mots. Tout le suspense du scénario se tient dans les paroles et les émotions que les personnages traduisent par ce biais. Que ce soit entre Nihal et Necla, Aydin et Nihal ou entre Aydin et sa sœur Necla, la violence, l'amour, l'incompréhension se concentrent dans leur verbe. C'est ainsi que nous avons une vision du comédien sans fard, sans non-dits, au travers de ce qu'en disent les femmes de sa vie. Les fossés sont étalés sur la table. Nihal reproche entre autre à son mari son intransigeance et son côté moralisateur. Il ne communique plus réellement avec personne puisqu'il déteste tout le monde. La monotonie a peu à peu tué leur couple, sans que Aydin y ait vraiment fait quelque chose. Mais le voulait-il vraiment ? Les choses semblaient acquises pour lui, mais son petit monde va progressivement s'ébranler et les murs de ses certitudes s'effondrer. Avec une conclusion impossible sur le « que faire ? »

Nuri Bilge Ceylan nous offre ici une histoire quasi-philosophique sur les affres de l'amour et des sentiments dans un endroit coupé du monde, donc hors de celui-ci. Un film qui pose plus de question qu'il n'en résout. C'est au spectateur d'en trouver les réponses. Ses réponses propres. Car sur ce sujet, tout le monde a son avis. Mais en même temps qu'il cherche ses solutions, il assiste impuissant au délitement d'un couple qu'il ne connaît que depuis peu, mais dont il a l'impression d'être un intime depuis toujours. Cela est rendu possible à la fois par la durée (3h15), mais aussi par l'intrusion d'une caméra omniprésente et très discrète. On ne perd rien des tourments du couple. Chaque hésitation, chaque geste est montré à voir sans pudeur et avec beaucoup de sensibilité. Les personnages se débattent avec quelque chose qui n'est plus, une chimère du vivre ensemble alors qu'ils sont condamnés à finir seuls.

Tragédie sentimentale en trois actes, Winter Sleep est un film brûlant, âpre, sur l'amour et comment y faire face lorsque les deux amants s'en éloignent mais y restent enchaînés. Un film accrocheur sur la solitude et la peur d'y tomber avec des personnages bavards mais dont le grand paradoxe est dans le fait qu'ils ne s'écoutent plus et ne parviennent plus à communiquer entre eux. Comme un mur de verre invisible érigés entre eux et qui les emprisonnent. Le réalisateur d'Il était une fois en Anatolie touche. Juste.
 
 
 

mardi 6 janvier 2015

Binoche serpente chez Assayas


Troublant parallèle entre Juliette Binoche l'actrice et Maria Enders la comédienne, Sils Maria joue l'ambiguïté avec beaucoup de charme et de liberté.




Maria Enders est une actrice de quarante ans. Dans le train qui l'emmène à Zurich, elle apprend la mort de Wilhelm Melchior, metteur en scène qui l'avait révélé à 18 ans dans le rôle d'une jeune femme qui en poussait une autre, plus mature, au suicide. Or, aujourd'hui, on lui propose de rejouer la pièce, mais cette fois dans le rôle de la femme mature. Accompagnée de Valentine, son assistante personnelle, elle se rend alors en Suisse, près de Sils-Maria, dans la demeure de Wilhelm, afin de répéter...

Epée de Damoclès

En débutant son film dans un train, Olivier Assayas nous annonce d'emblée la couleur : il nous embarque à 300 à l'heure dans l'âme d'une actrice et de son jeu, ce qui la constitue, la construit, mais la détruit aussi un peu. Ici, en l'occurrence, Maria Enders, star internationale qui accepte de rejouer une pièce qu'elle a jouée il y a vingt ans. A l'époque, elle était une jeune première, face à une comédienne dont le rôle l'a bouffée : elle s'est suicidée. Aujourd'hui, c'est donc ce rôle que Maria va reprendre. C'est avec cette épée de Damoclès psychologique sur la tête que les répétitions débutent, elle qui va devoir se coltiner comme partenaire Jo-Ann Ellis (Chloë Grace Moretz), une actrice « pipolisée » plus habituée aux films de super-héros qu'aux rôles « intellos » sur les planches. Mais pour l'heure, Valentine (Kirsten Stewart), son assistante – très – personnelle, va jouer les troublantes sparring-partners.

Troublante, telle est bien le mot. Leur relation joue de cette ambiguïté. La pièce, qui parle de relations de domination, va ressurgir sur elles, leur péter littéralement à la gueule. Enfin, surtout sur Maria, dont le regard sur Valentine évoluera, sans que l'on puisse savoir ce qu'il signifie vraiment. Désir ? Soumission ? D'autant que dans ce « couple », le rôle de Valentine est de satisfaire les envies de Maria, voire de les anticiper, mais aussi lui rappeler ses obligations. Pendant les répétitions, dans des discussions parfois à double sens, Valentine parle à Maria de son personnage, mais le dialogue reste à sens unique, l'actrice n'écoutant pas toujours son assistante. Ainsi, malgré elle, Valentine restera toujours dans l'ombre envahissante de Maria, jusqu'à littéralement disparaître. Un précieux double qui va s'effacer, faute d'avoir su trouver sa place auprès de son employeuse. Un duo/duel sur fond de paysages suisse.

Troublant phénomène

La Suisse, terrain de je(u) neutre pour les héroïnes, désireuses de s'effacer, de se fondre dans le décor pour mieux échapper à la pression extérieure comme aux paparazzis. La Suisse, lieu de planque, comme lieu détaché, hors du temps, parfait pour se retrouver, se reconcentrer sur soi et sur les répétitions, donc son personnage, cet autre soi vaporeux qui ressort aux moment fugaces que le temps propose. La Suisse est donc à l'image du nuage magique, presque allégorique, ce serpent de Maloja, phénomène fantastique et insaisissable à la fois, mais en même temps très visible et qui laisse une trace dans les esprits de ceux qui ont eu la chance de pouvoir observer le nuage. Valentine, ici, joue le double rôle à la fois de l'observatrice, mais aussi de troublant phénomène proche de Maria, qui ne parviendra jamais à attraper cette chimère de chair qui lui est proche mais qui passe devant ses yeux pour mieux disparaître à la moindre inattention.

Un jeu de cache-cache orchestré par Olivier Assayas, qui visiblement s'amuse à passer d'un point de vue à un autre, sans pour autant changer de plan. D'une phrase, Maria devient le personnage de la pièce. Mais on peut aussi voir ces changements comme Juliette Binoche devient, par cette phrase, Maria Enders. Une phrase, mais plusieurs niveaux de lecture. Un film labyrinthique dans lequel le spectateur se perd avec bonheur, entre fausses pistes, digressions et faux-semblants qui multiplie les portes d'entrée d'un film ou le spectateur est invité à regarder une actrice devenir un personnage, à moins que cela ne soit l'inverse. On est autant troublé par l'ambivalence de Maria Binoche/Juliette Enders que cette dernière par Valentine. Tout est explicite, mais tout est tu. Mais, peu à peu, tel le nuage, tout s'éclaire. Le mystère est là, demeure, mais il s'évapore d'un coup de vent, faisant revenir l'ensemble (ou presque) des protagonistes à la réalité.


Sublime mise en abyme, Sils Maria est une œuvre à tiroirs où les non-dits sont tout aussi importants que ce qui est donné à montrer. Les différents niveaux de lecture du film, entre réalisme magique et onirisme tangible, permettent de rentrer dans le cerveau d'une actrice tout en maintenant le mystère et montrer que, finalement, l'incarnation reste impénétrable. Ceux qui revêtent des rôles s'effacent derrière une ombre, une fumée extraordinaire, un étonnant phénomène à la fois si proche et si lointain, si émouvant, si indescriptible.