Palme
d'Or du Festival de Cannes 2014, Winter Sleep sonde
admirablement le climat des cœurs d'un couple à l'automne de sa
vie.
Anatolie.
Les dernières chaleurs s'en sont allés. L'hiver peu à peu
s'installe. Le petit hôtel de la ville de Cappadoce, l'Othello,
se vide peu à peu de ses derniers touristes. Demeure notamment un
couple, Aydin, le patron, comédien à la retraite et chroniqueur
dans le journal local, sa femme Nihal et sa sœur Necla. La neige
recouvre les lieux, obligeant les personnages à vivre en huis clos,
et notamment Aydin et Nihal, condamnés à faire face à leurs
sentiments qui se sont rafraîchis, comme le temps...
Quasi
huis clos
Trois
ans après Il était une fois en Anatolie, le réalisateur
turc Nuri Bilge Ceylan est de retour avec une nouvelle fable, « il
était une fois l'amour ». Était. Car celui qu'a vécu Aydin,
ancien comédien fier tout autant de sa carrière théâtrale que
d'avoir snobé la télé, et sa femme, sa muse Nihal se retrouve
enseveli sous la neige du temps après que celui-ci ait brillé des
flammes de la jeunesse. La routine du quotidien autant que
l'évolution du caractère des deux amants ont eu raison de leur
alliance. Mais est-ce pour autant la fin d'une liaison ? Difficile à
dire, tant les personnages maintiennent l'ambiguïté jusqu'au bout,
tant ils veulent croire qu'il y aura encore un jour d'après. Mais
cette journée s'inscrit de plus en plus en pointillé, tant leurs
divergences sont de plus en plus criantes et de moins en moins tues.
Ils doivent faire face aux sentiments de l'autre, dans un quasi huis
clos que les protagonistes se sont bâtis.
Un
quasi huis clos causé par le temps. En l'occurrence ici la neige. Du
blanc. Comme la couleur de la page que le couple redoute. Une page
effacée après tant de souvenirs écrits dans la mémoire. Mais ces
souvenirs désertent, à l'instar des derniers clients, exceptés les
quelques touristes. Et Aydin et Nihal ont peur que leur cœur aille
voir ailleurs, que celui-ci ait terminé la visite de l'autre après
avoir fait le tour. Et malgré le froid du dehors, l'ambiance entre
eux est étouffante. Et la complexité de leurs sentiments n'aide pas
à faire retomber la température. En effet, ils ne peuvent plus se
supporter, mais n'envisagent pas de se séparer. Nihal est la seule
personne – a l'exception de sa sœur – qu'Aydin semble encore
aimer. Il vit dans ses certitudes, d'où sa déstabilisation lorsque
son couple avance sur des sables mouvants. Heureusement, le dialogue
n'est pas coupé entre eux, et c'est par ce moyen que les désaccords
s'expriment, s'étalent devant eux.
Chimère
du vivre ensemble
L'intrigue
du film passe en effet par les mots. Tout le suspense du scénario se
tient dans les paroles et les émotions que les personnages
traduisent par ce biais. Que ce soit entre Nihal et Necla, Aydin et
Nihal ou entre Aydin et sa sœur Necla, la violence, l'amour,
l'incompréhension se concentrent dans leur verbe. C'est ainsi que
nous avons une vision du comédien sans fard, sans non-dits, au
travers de ce qu'en disent les femmes de sa vie. Les fossés sont
étalés sur la table. Nihal reproche entre autre à son mari son
intransigeance et son côté moralisateur. Il ne communique plus
réellement avec personne puisqu'il déteste tout le monde. La
monotonie a peu à peu tué leur couple, sans que Aydin y ait
vraiment fait quelque chose. Mais le voulait-il vraiment ? Les choses
semblaient acquises pour lui, mais son petit monde va progressivement
s'ébranler et les murs de ses certitudes s'effondrer. Avec une
conclusion impossible sur le « que faire ? »
Nuri
Bilge Ceylan nous offre ici une histoire quasi-philosophique sur les
affres de l'amour et des sentiments dans un endroit coupé du monde,
donc hors de celui-ci. Un film qui pose plus de question qu'il n'en
résout. C'est au spectateur d'en trouver les réponses. Ses réponses
propres. Car sur ce sujet, tout le monde a son avis. Mais en même
temps qu'il cherche ses solutions, il assiste impuissant au
délitement d'un couple qu'il ne connaît que depuis peu, mais dont
il a l'impression d'être un intime depuis toujours. Cela est rendu
possible à la fois par la durée (3h15), mais aussi par l'intrusion
d'une caméra omniprésente et très discrète. On ne perd rien des
tourments du couple. Chaque hésitation, chaque geste est montré à
voir sans pudeur et avec beaucoup de sensibilité. Les personnages se
débattent avec quelque chose qui n'est plus, une chimère du vivre
ensemble alors qu'ils sont condamnés à finir seuls.
Tragédie
sentimentale en trois actes, Winter Sleep est un
film brûlant, âpre, sur l'amour et comment y faire face lorsque les
deux amants s'en éloignent mais y restent enchaînés. Un film
accrocheur sur la solitude et la peur d'y tomber avec des personnages
bavards mais dont le grand paradoxe est dans le fait qu'ils ne
s'écoutent plus et ne parviennent plus à communiquer entre eux.
Comme un mur de verre invisible érigés entre eux et qui les
emprisonnent. Le réalisateur d'Il était une fois en Anatolie
touche. Juste.