mardi 6 janvier 2015

Binoche serpente chez Assayas


Troublant parallèle entre Juliette Binoche l'actrice et Maria Enders la comédienne, Sils Maria joue l'ambiguïté avec beaucoup de charme et de liberté.




Maria Enders est une actrice de quarante ans. Dans le train qui l'emmène à Zurich, elle apprend la mort de Wilhelm Melchior, metteur en scène qui l'avait révélé à 18 ans dans le rôle d'une jeune femme qui en poussait une autre, plus mature, au suicide. Or, aujourd'hui, on lui propose de rejouer la pièce, mais cette fois dans le rôle de la femme mature. Accompagnée de Valentine, son assistante personnelle, elle se rend alors en Suisse, près de Sils-Maria, dans la demeure de Wilhelm, afin de répéter...

Epée de Damoclès

En débutant son film dans un train, Olivier Assayas nous annonce d'emblée la couleur : il nous embarque à 300 à l'heure dans l'âme d'une actrice et de son jeu, ce qui la constitue, la construit, mais la détruit aussi un peu. Ici, en l'occurrence, Maria Enders, star internationale qui accepte de rejouer une pièce qu'elle a jouée il y a vingt ans. A l'époque, elle était une jeune première, face à une comédienne dont le rôle l'a bouffée : elle s'est suicidée. Aujourd'hui, c'est donc ce rôle que Maria va reprendre. C'est avec cette épée de Damoclès psychologique sur la tête que les répétitions débutent, elle qui va devoir se coltiner comme partenaire Jo-Ann Ellis (Chloë Grace Moretz), une actrice « pipolisée » plus habituée aux films de super-héros qu'aux rôles « intellos » sur les planches. Mais pour l'heure, Valentine (Kirsten Stewart), son assistante – très – personnelle, va jouer les troublantes sparring-partners.

Troublante, telle est bien le mot. Leur relation joue de cette ambiguïté. La pièce, qui parle de relations de domination, va ressurgir sur elles, leur péter littéralement à la gueule. Enfin, surtout sur Maria, dont le regard sur Valentine évoluera, sans que l'on puisse savoir ce qu'il signifie vraiment. Désir ? Soumission ? D'autant que dans ce « couple », le rôle de Valentine est de satisfaire les envies de Maria, voire de les anticiper, mais aussi lui rappeler ses obligations. Pendant les répétitions, dans des discussions parfois à double sens, Valentine parle à Maria de son personnage, mais le dialogue reste à sens unique, l'actrice n'écoutant pas toujours son assistante. Ainsi, malgré elle, Valentine restera toujours dans l'ombre envahissante de Maria, jusqu'à littéralement disparaître. Un précieux double qui va s'effacer, faute d'avoir su trouver sa place auprès de son employeuse. Un duo/duel sur fond de paysages suisse.

Troublant phénomène

La Suisse, terrain de je(u) neutre pour les héroïnes, désireuses de s'effacer, de se fondre dans le décor pour mieux échapper à la pression extérieure comme aux paparazzis. La Suisse, lieu de planque, comme lieu détaché, hors du temps, parfait pour se retrouver, se reconcentrer sur soi et sur les répétitions, donc son personnage, cet autre soi vaporeux qui ressort aux moment fugaces que le temps propose. La Suisse est donc à l'image du nuage magique, presque allégorique, ce serpent de Maloja, phénomène fantastique et insaisissable à la fois, mais en même temps très visible et qui laisse une trace dans les esprits de ceux qui ont eu la chance de pouvoir observer le nuage. Valentine, ici, joue le double rôle à la fois de l'observatrice, mais aussi de troublant phénomène proche de Maria, qui ne parviendra jamais à attraper cette chimère de chair qui lui est proche mais qui passe devant ses yeux pour mieux disparaître à la moindre inattention.

Un jeu de cache-cache orchestré par Olivier Assayas, qui visiblement s'amuse à passer d'un point de vue à un autre, sans pour autant changer de plan. D'une phrase, Maria devient le personnage de la pièce. Mais on peut aussi voir ces changements comme Juliette Binoche devient, par cette phrase, Maria Enders. Une phrase, mais plusieurs niveaux de lecture. Un film labyrinthique dans lequel le spectateur se perd avec bonheur, entre fausses pistes, digressions et faux-semblants qui multiplie les portes d'entrée d'un film ou le spectateur est invité à regarder une actrice devenir un personnage, à moins que cela ne soit l'inverse. On est autant troublé par l'ambivalence de Maria Binoche/Juliette Enders que cette dernière par Valentine. Tout est explicite, mais tout est tu. Mais, peu à peu, tel le nuage, tout s'éclaire. Le mystère est là, demeure, mais il s'évapore d'un coup de vent, faisant revenir l'ensemble (ou presque) des protagonistes à la réalité.


Sublime mise en abyme, Sils Maria est une œuvre à tiroirs où les non-dits sont tout aussi importants que ce qui est donné à montrer. Les différents niveaux de lecture du film, entre réalisme magique et onirisme tangible, permettent de rentrer dans le cerveau d'une actrice tout en maintenant le mystère et montrer que, finalement, l'incarnation reste impénétrable. Ceux qui revêtent des rôles s'effacent derrière une ombre, une fumée extraordinaire, un étonnant phénomène à la fois si proche et si lointain, si émouvant, si indescriptible.






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