Jim Jarmusch décape à
l'Orangina rouge le mythe du célèbre buveur de sang : un film déjà
culte où la nostalgie et la tristesse côtoient la beauté et le
glam-rock.
Adam est musicien. Mais
un musicien désabusé. Reclus dans son appartement de Détroit et
harcelé par des fans toujours plus nombreux, il projette de se
suicider à l'aide d'une balle en bois. Toutefois un appel de sa
femme Eve, qui habite à Tanger, lui fait changer ses plans. Elle se
déplace jusque chez lui et le couple
retrouve son harmonie, appréciant la compagnie de l'autre.
L'équilibre du duo va être perturbé
par l'arrivée inopiné d'Ava, la sœur d'Eve, aussi délurée et
remuante qu'ils sont calme et discrets...
Créature de la nuit
du XXIe siècle
Oubliez Murnau, Coppola
et la saga Twilight : en 2014, le vampire new-look traîne son
spleen Baudelairien sur des sons de guitare et son château de
Transylvanie a
été transporté dans un lieu froid, pauvre et abandonné. Il a
vécu toutes les guerres et les misères du monde et rêve de suicide
(mais pas à la gousse d'ail, tout cela n'est que légende) après
une trop longue vie tout en s'alcoolisant grâce à la complicité
d'un médecin de la banque du sang qui lui fournit illégalement sa
boisson préférée. Mais l'homme aux dents longues est un grand
romantique qui, malgré son caractère solitaire, a une copine
vampirette qu'il n'est pas mécontent de revoir à l'occase. Avec
elle, il devise sur le monde, conscient de la décadence de celui-ci
et témoin de sa lente destruction. Il a également revu sa
garde-robe, remisant sa cape au placard pour un look de dandy grunge.
Bref, la créature de la nuit du XXIe siècle est rock ou ne l'est
pas.
Tom
Hiddleston, grand vainqueur du « Dracula Award 2014 », incarne ce
vampire ripoliné, triste et nostalgique. Cet Adam beau comme un Dieu
à rendre une fan de Justin Bieber infidèle rien que pour avoir ses
deux petits trous dans le cou se sent de moins en moins à sa place
dans ce monde décadent. Il veut le quitter avant de sombrer avec
lui. Sa vision des choses va changer avec le retour dans sa vie
d'Eve, incarnée ici par une Tilda Swinton en grande forme. Celle-ci
vit à Tanger, est alimentée en sang par Christopher Marlowe (John
Hurt) tout en jouant à se remémorer des événements date à
l'appui (car oui en plusieurs décennies elle a eu le temps de
retenir quelques trucs). Le tableau ne serait pas complet sans
évoquer la petite sœur de Eve, la charmante Ava (Mia Wasikowska),
elle aussi vampire, en crise d'ado permanente qui prend acte de sa
longévité et en profite pour s'éclater et jouer de son éternelle
jeunesse.
Deux
mondes qui se côtoient
Le
couple Adam – Eve, d'une part, et Ava, de l'autre, symbolisent la
notion de temps qui imprime tout le film. Le couple est une marque de
l'éternité, de ce qui a marqué la frise chronologique de
l'Histoire, mais aussi une conscience du futur, de ce qui va se
passer dans les prochaines générations, dans les prochains siècles.
Et le caractère mélancolique et désabusé d'Adam est une preuve
que les Hommes sont frappés durement par les événements. Ava,
elle, est plus dans le présent immédiat, dans le quotidien, le
futile, l'inconséquence. Elle est le personnage qui s'adapte en
permanence à une période qui évolue sans cesse et de plus en plus
vite. Et dans tous les sens, sans cohérence apparente. Elle veut
juste s'amuser, faire la fête. De manière légère, sans se prendre
la tête. Une société plus égoïste qui ne regarde pas où elle
va. Deux mondes qui se côtoient et se bousculent dans
l'incompréhension, l'obligation et l'absurde.
Le
film avance ainsi, dans une délicieuse atmosphère rétro. Et cette
ambiance s'installe dès la première scène, où le réalisateur,
caméra au plafond, tourne au-dessus de ses acteurs comme un 33 tours
sur le tourne-disque (attention toutefois au tournis qui vous ferais
presque regretter le kebab vite avalé avant le début de la
séance!). Et toute l’œuvre est baignée par cette lumière
claire-obscure, cette couleur ocre et sombre qui donne l'impression
d'un film un peu démodé et terriblement intemporel. Comme les
personnages. Et Jim Jarmusch ne s'interdit rien. Il sort par exemple
Christopher Marlowe de sa tombe (homme de lettres anglaises du XVIe
siècle – cf fiche Wikipédia) et en fait un vampire ressassant
sans cesse sa haine de Shakespeare. Une notion de temps ressentie
aussi dans la construction du film, qui fait un éloge de la lenteur
autant que de l'ironie de notre époque, parfait contrepoint à la
décadence visible et inéluctable de notre monde.
Vampire
soit qui mal y pense : en donnant sa vision personnelle de la
créature de la nuit, Jim Jarmusch disserte sur une vision
universelle de la mémoire et de la temporalité, en s'interrogeant
sur la lente dégradation de notre monde, sur fond de nostalgie
mordante et de critique incisive sur le destin de notre bonne vieille
terre. Un film beau et romantique comme un blues résonnant sur notre
chaîne Hi-Fi un soir de dépression soulignant l'effacement
progressif de nos sentiments et la fragilité de nos vies.
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